Par Robert Redeker.
Le philosophe Robert Redeker a été visiblement impressionné et ému par l’abnégation et le dévouement dont fait preuve le personnel médical et hospitalier, en première ligne dans le combat contre le coronavirus. Mais aussi d’autres corps de métier. Il leur rend hommage ici. Pour lui, par l’acceptation du sacrifice de soi et la beauté de l’exemple qu’ils donnent, les soignants appellent leurs concitoyens à réfléchir sur le sens et la portée d’une communauté nationale. Car c’est dans ce cadre communautaire que, pour lui, se déploie leur dévouement : Prochain, dit-il, est un meilleur mot qu’autre. Peut donner lieu à débat. Nous n’oublions pas que Jean de La Varende a écrit un beau livre de nouvelles intitulé Heureux les humbles. En retrouvant le sens de la qualité des humbles, Robert Redeker n’est pas très loin de l’esprit de ce dernier auteur royaliste. [FigaroVox, 27.03]
Ces métiers décentrent l’âme ; mieux : ils vident l’âme du moi, encombrant et haïssable, pour la remplir du prochain
Les situations dramatiques – comme les épidémies, les catastrophes, les guerres – sont le terreau et le décor du déploiement des plus belles qualités humaines. L’analogie avec le processus baptisé par les chimistes «précipitation» vaut: ces situations font apparaître le courage et la lâcheté, le désintéressement et la rapacité, la grandeur et la bassesse, des personnes et des groupes humains. Elles sont le plus impitoyable des juges. Elles dressent le tribunal public devant lequel chacun est convoqué, qu’il est impossible de fuir, qui exhibe la laideur autant que la beauté éclatante des âmes.
Aujourd’hui, dans le feu d’un moment que le président de la République appelle «une guerre contre un ennemi invisible», le contraste s’avère violent entre les mesquineries et les calculs de carrière des officiers supérieurs, qui sont à Paris, l’incivisme potentiellement criminel de ceux qui bravent le confinement, le prenant pour un bonus de congés payés, et l’héroïsme de ceux qui se battent au front, les soignants. Tous les soignants: infirmières, auxiliaires de vie, et médecins en tête.
Et voici que tout ce peuple d’aides-soignants, d’infirmières et d’infirmiers, de médecins et d’ambulanciers, à mille lieues du cynisme des gouvernants, de l’égoïsme de ceux de l’arrière, où jacassent les prétendues élites, ressuscite une vertu enfouie en temps de paix, la vertu qui élève l’homme au-dessus de tous les autres êtres vivants, au-dessus de l’ensemble de la Création: l’héroïsme. Non l’héroïsme d’un seul, figure éclatante de l’âme surdouée pour la grandeur, comme le furent de Gaulle ou Leclerc en leur temps, mais l’héroïsme collectif, semblable à celui de la troupe des anonymes qui emboîtèrent le pas derrière de Gaulle et derrière Leclerc. L’héroïsme d’un seul illustre un nom, le grave dans l’Histoire, quand l’héroïsme collectif reste sans nom: c’est l’héroïsme du Soldat inconnu.
Ainsi, l’héroïsme des personnels soignants au front en cette épidémie de coronavirus trouve, mutatis mutandis, un analogue dans l’Histoire: celui des soldats français jetés dans la fournaise de la Grande Guerre, dont Verdun nomme la métonymie. Qui ne firent pas défaut quand il fallait monter au feu. Qui ne firent pas défaut quand il fallait mourir. L’on sait qu’il y aura des décès parmi les soignants, parmi l’entourage âgé des soignants, parmi les personnes que les soignants auront rencontrées, tous le savent, chacun en a conscience, mais nul ne sait sur qui l’obus va tomber. De nombreux soignants alertent l’opinion, comme cette infirmière de Sète, sur le site internet de France 3 Occitanie: «C’est catastrophique et honteux de nous envoyer à la guerre comme en 1914!»
Sous-entendu: sans préparation, sans équipement, sans armes thérapeutiques (un nombre insuffisant de lits et d’employés hospitaliers, un manque de fournitures médicales appropriées) ni protections, dans le dénuement. Philosophe engagé volontaire à 47 ans pour faire la guerre, Alain nota que le soldat des tranchées «a l’air d’un pauvre». À l’occasion de cette «guerre contre un ennemi invisible», pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron, apparaît dans la lumière, aujourd’hui comme entre 1914 et 1918, l’héroïsme des humbles, qui, abandonnés sur la ligne de combat, prennent le risque d’y laisser leur peau, et plus encore celle de leurs aînés, sans rien gagner, pas même la gloire. Cet abandon ne les rend que plus admirables.
L’héroïsme du personnel soignant est un héroïsme de corps de métier. Un héroïsme de gens qui font leur métier jusqu’au bout de ses exigences. Il ne faut pas dire de corporation, car ces corps professionnels ne se constituent à l’intérieur de frontières que pour mieux servir les autres. Dans cet héroïsme, ce corps – comme à d’autres moments de notre histoire d’autres corps collectifs, par exemple des bataillons entiers se sacrifiant jusqu’au dernier – recolle la nation, dont on se plaint à juste titre qu’elle soit trop éclatée.
L’un des corps professionnels de la patrie réussit par son exemple vertueux d’abnégation à aider la nation à se recomposer autour d’idées et d’affects qui ne sont pas égoïstes, qui décentrent chacun vers l’ensemble. Qui vont à l’encontre de l’individualisme hédoniste hargneux, si présent dans notre époque. Qui incitent chacun à s’oublier dans l’ensemble. Un corps de métier c’est – paradoxalement, et sans jeu de mots – un esprit. L’esprit de corps des infirmières ou des pompiers tient dans l’oubli de soi en faveur du prochain. Nous reconnaissons dans ces figures du dévouement la fonction du sacrifice, décrite par tous les anthropologues du religieux: assurer l’unité d’un groupe humain.
La logique exacerbée du sacrifice
Le sacrifice est la matière première de la religion. Le dévouement des infirmières, dans la mesure où il est sacrificiel, reprend la forme universelle du religieux. Cette constatation vaut pour tous les corps de métiers à vocation. Ceci n’est pas anodin: longtemps l’office des infirmières a été occupé par les bonnes sœurs. Leur héroïsme collectif est de la religion en temps d’athéisme et de laïcité.
Tous les métiers à vocation – de l’infirmière au sapeur-pompier et au soldat, sans oublier le prêtre catholique – sont des métiers du don de soi. Ils sont, ainsi que le suggère l’étymologie, la réponse à un appel. Qui est saisi par une vocation se sent convoqué. Ces métiers à vocation, puisque l’intérêt personnel et l’esprit de lucre n’entrent pas dans leur essence, ne sont pas égocentrés ; ils sont hétérocentrés. Dans les circonstances habituelles, ils exigent que l’on se dépense sans compter. Lorsque surgissent des circonstances extraordinaires, ils conduisent ceux qui les exercent à exacerber la logique du sacrifice, à paver un chemin qui conduit du sacrifice égologique (l’abandon de son moi) jusqu’au sacrifice biologique (offrir sa vie en holocauste).
Un combat stoïque et périlleux
Ces métiers décentrent l’âme ; mieux: ils vident l’âme du moi, encombrant et haïssable, pour la remplir du prochain. Dans la relation vitale d’urgence, sur le front de l’épidémie, c’est le prochain qui, dans l’âme de l’infirmière et du médecin, du brancardier et de l’aide-soignant, se substitue au moi.
Répondant à un appel, ils appellent à leur tour leurs concitoyens par la beauté de l’exemple qu’ils fournissent. Tous ceux dont le labeur reste indispensable en période de grand danger, quoique ne s’inscrivant pas dans une vocation, qui ne peuvent être mis à l’abri dans le confinement, participent partiellement et stoïquement, de ce souci du prochain. Ainsi les caissières de supermarché, les livreurs de repas aux personnes âgées, et les chauffeurs de poids lourds.
Ne parlons pas d’héroïsme ordinaire cependant. Cette formule, trop souvent répétée, est dénuée de sens dans la mesure où elle enterre l’héroïsme sous la banalité. Apparemment valorisante, elle n’est rien d’autre qu’une dénégation. Taxer cet héroïsme de tous les jours d’héroïsme ordinaire revient à le rabaisser d’un mépris arrogant. Au contraire: l’héroïsme est toujours extraordinaire, même quand il devient quotidien. D’abord, parce que les situations dans lesquelles il s’exerce n’ont rien d’ordinaire.
Il faut une situation extraordinaire et hautement périlleuse pour qu’il vienne à s’épanouir. Ensuite parce qu’il n’est pas acquis d’avance, qu’il ne répond à l’appel ni d’une programmation ni d’un formatage. À chaque fois, il est la floraison au sein d’une atmosphère inhabituelle de la pointe la plus fine de l’âme. «Je ne m’en croyais pas capable», entend-on parfois de la bouche de ces héros anonymes. «Je ne me croyais pas capable de m’oublier à ce point.» L’oubli de soi est la naissance de l’âme. Ou plus justement: l’éclaircie qui la laisse apercevoir. L’héroïsme révèle l’âme même chez les personnes qui s’en croyaient dépourvues.
Qu’est-ce que l’héroïsme? Réponse: moins une vertu qu’un bouquet de vertus. Lesquelles? Le courage, cette vertu-racine dont la sève irrigue toutes les autres, le désintéressement, et l’altruisme. Autrement dit: les trois vertus que l’ego refuse, les trois ennemis qui menacent la dictature de l’ego sur la personne. La fusion de ces vertus, que l’individualisme hédoniste de la société actuelle a tendance à éradiquer, donne naissance à la disposition psychologique qui rend possible l’esprit de sacrifice, l’oubli de soi, cette signature des grandes âmes.
Quand il n’y a pas assez d’équipements médicaux, pas assez de soignants, pas assez de masques de protection contre le virus et pas assez de gel hydroalcoolique, l’oubli de soi prend, chez ces soignants, le dessus. C’est le sacrifice. Lacordaire, dans un célèbre sermon prononcé à Notre-Dame de Paris dans les années 1830, a pointé le mystère du sacrifice. Selon lui, « le sacrifice n’est ni une œuvre de raison, ni une œuvre de folie, c’est une œuvre qui domine l’histoire et la vie du genre humain ».
Le sacrifice est quelque chose à quoi l’humanité, pour être elle-même, pour être digne d’elle-même, pour s’élever à son niveau essentiel, pour pouvoir se regarder dans son miroir sans rougir de honte, ne peut échapper. Qui échappe au sacrifice, qui le fuit, n’est pas encore vraiment humain. Dans leur héroïsme du quotidien, nos soignants, ne se dérobant pas devant le sacrifice, nous montrent, comme le font en d’autres occurrences, pompiers, policiers et soldats, le chemin vers l’humanité.
L’abnégation au service du bien
Quelle différence, demandera-t-on, entre l’héroïsme des infirmières ou des pompiers, et celui des soldats? La disposition au don de soi jusqu’au sacrifice semble analogue. La générosité hétérocentrée paraît la même. Les vertus à l’œuvre dans leurs actions sont presque identiques. L’analogie néanmoins ne tient pas jusqu’au bout. L’abnégation des personnes engagées dans le soin ou la protection civile est focalisée sur le prochain, sa survie, son bien-être.
Leur grande affaire est de sauver des vies. Voyons-y une abnégation immanente, qui, en situation d’urgence, désire faire le bien ici et maintenant. L’abnégation des soldats s’explique par l’amour d’une réalité transhistorique, sorte d’étoile qui guide leur soif d’absolu, la nation ou la patrie. Leur grande affaire est de garantir la continuité de la nation dans le temps.
Prochain est un meilleur mot qu’autre
Prochain est un meilleur mot qu’autre. Autre reste un mot bobo. Un mot signé bobo. Une abstraction pour belles âmes des beaux quartiers. L’autre est l’idole des bobos et de la mondialisation heureuse devant laquelle ordre nous est signifié de nous prosterner en récitant les mantras frelatés de la repentance. L’autre est l’abstraction sur laquelle le bobo projette sa niaise bonne conscience, en même temps qu’il est l’irréalité sous laquelle il enfouit la réalité du prochain. L’autre c’est le différent, le prochain c’est le semblable. Au rebours des généreux de tribunes libres et de salons, ce n’est pas à l’autre que les infirmières sont dévouées, c’est au prochain. Les héros anonymes se battant sur le front du coronavirus replacent, en s’oubliant eux-mêmes, le prochain au cœur de la civilisation.
« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », a écrit le poète allemand Friedrich Hölderlin. Atroce, la guerre – au sens large de ce terme, une épidémie étant une guerre surtout par métaphore – est paradoxalement le moment où l’on cesse de désespérer de l’humanité. Elle est un temps où l’on rencontre bien plus souvent qu’en temps de paix les vertus, le sacrifice, l’honneur, le bien. Où le nostalgique de ces vertus les voit revenir.
Un temps où, athanor moral, elle convertit chez certains de nos congénères, hommes et femmes isolés ou bien groupes entiers, le plomb de la vie ordinaire, c’est-à-dire la matière, en or de l’héroïsme, c’est-à-dire l’âme. S’ils revenaient de leur au-delà nimbé de gloire, les innombrables compagnons du Soldat inconnu salueraient ces infirmières et ces médecins, et tout ce personnel médical, engagés dans cette «guerre contre un ennemi invisible», comme leurs pairs. Ceux-ci et ceux-là, en effet, communient dans l’héroïsme des humbles. En temps de paix nous désespérons, nous nous déshumanisons, en temps de guerre, ou de malheur, ou d’affliction, nous espérons, nous nous humanisons. ■