Jean de Maistre continue de nous transmettre de fort belles choses – aussi bien qu’intéressantes – et nous soumet encore ces réflexions de Juliien Freund – évidemment de la plus brûlante actualité. Un grand merci !
À propos de l’article de JSF Olivier de Kersauson : La crise de l’autorité mine les pouvoirs politiques
Cette remarque m’a fait penser à ce beau texte du philosophe Julien Freund dans son ouvrage sur la décadence, impressionnant de lucidité.
« Tant qu’une civilisation demeure fidèle à l’impérativité de ses normes, on ne saurait parler de décadence. Elle s’y embarque, dès qu’elle rompt avec elles.
C’est ce qui se produit sous nos yeux, sous le prétexte d’émanciper les êtres, et même le genre humain. Or, une civilisation n’est libératrice que par les contraintes qu’elle impose en vertu des normes qui lui donnent forme.
On voudrait nous faire croire qu’il ne pourrait y avoir de liberté qu’à la condition de nous débarrasser de toute convention, règle, autorité, ce qui veut dire de toute exigence commune. En fin de compte on a l’impression qu’on aspire à une civilisation qui n’en soit pas une.
Le paradoxe qui est au cœur de la décadence actuelle consiste dans la maîtrise technique stupéfiante de la nature matérielle et une régression étrange dans l’ordre de la nature humaine, de l’homme dans son humanité.
La prétendue libération totale n’a d’autre résultat que de le livrer à ses instincts, en l’espèce à la violence, à l’arbitraire et à l’absence de tout contrôle personnel, chacun étant censé s’épanouir dans un comportement capricieux et irrégulier. Il s’agit là d’un signe déterminant du déclin d’une civilisation.
La décadence d’une civilisation s’amorce lorsqu’elle sacrifie ses libertés, corrélatives de contraintes, à une prétendue libération de toute règle, de toute convention, c’est-à-dire lorsqu’elle décrie ses institutions politiques, judiciaires, militaires ou pédagogiques qui constituent son fondement.
La transgression des règles n’est pas en elle-même un signe de déclin, car elle est un phénomène normal de toute société, mais le fait d’élever la transgression systématique au rang d’une vertu ou plutôt d’une gloriole en est un, surtout si cette attitude ostentatoire se répand dans toutes les couches de la société. » ■
Illustration : Julien Freund