Goupil le fourbe et Léandre le belliqueux, ou l’enfer de Machiavel

PAR RÉMI HUGUES.     

Les États-Unis, cet « allié » fourbe, et Daech, cette menace durable…

La crise diplomatique entre la France et les États-Unis, ainsi que l’annonce de la neutralisation d’Adnan Abou Walid al Sahraoui, chef du groupe terroriste État islamique au Grand Sahara, sont l’occasion de lire ou relire cet article que Rémi Hugues avait écrit en avril 2020.

Pierre Boutang, qui est l’un des plus grands, si ce n’est le plus grand métaphysicien du XX° siècle, a notamment, dans sa riche œuvre, étudié ces figures mystérieuses qu’ « inventa » le prophète Ézéchiel, Gog et Magog.

En particulier lorsqu’il commenta la guerre des Six-Jours, en 1967[1].

 

 


Quelques siècles avant lui, Machiavel s’inspira du contenu du livre d’Ézéchiel, quand il se servit des images du lion et du renard pour expliquer que le Prince, le chef politique au sens générique, dispose de deux moyens pour gouverner : la ruse et la force.

On retrouve cette métaphore dans le chapitre 18 intitulé « Comment les Princes doivent tenir leur parole ».

« Chacun comprend combien il est louable pour un prince d’être fidèle à sa parole et d’agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l’emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite.

On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. C’est ce que les anciens écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu’Achille et plusieurs autres héros de l’antiquité avaient été confiés au centaure Chiron, pour qu’il les nourrît et les élevât.

Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête, ils ont voulu signifier qu’un prince doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que l’une a besoin d’être soutenue par l’autre. Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d’être tout à la fois renard et lion : car, s’il n’est que lion, il n’apercevra point les pièges ; s’il n’est que renard, il ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d’être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s’en tiennent tout simplement à être lions sont très-malhabiles.

Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis ? »

On retrouve d’ailleurs cette symbolique dans le logo de cette antichambre de l’élite républicaine faillie qu’est Sciences Po Paris : un renard et un lion tenant un livre, qui signifie le savoir. Le florentin, qui mit son intelligence au service de la famille Médicis, ne put pas ne pas avoir lu le livre du prophète Ézéchiel. À son époque la péninsule italienne, d’où émergèrent avant lui Thomas d’Aquin et Dante, ces orfèvres de la civilisation chrétienne du Moyen-Âge, chaque enfant était invité très tôt à prendre connaissance des sagesses contenues dans la Bible.           

C’est dans l’âme jeune de Machiavel que s’est donc imprimée la « parole ézéchielienne ».Et, sans doute inconsciemment, a produit chez lui ces symboles du lion et du renard. Car en substance cette parole dit que le princeps hujus mundi agit en associant ou alternant ruse (le renard) et violence (le lion). Ce sont les chapitres XXXVIII et XXXIX que l’on retrouve cette idée. À cet égard un certain Jean Vacquié, conférencier et penseur catholique du XXème siècle[2], affirmait que ces deux chapitres fournissaient une vision prophétique sur les grandes guerres mondiales modernes.

Nous lui laissons la responsabilité de ce propos mais, quoi qu’il en soit, au sujet de ce concept-clé de la modernité, Machiavel a contribué de manière décisive à moderniser la pensée politique.           

Il s’agit ici d’entendre cette notion de la façon suivante : c’est le processus de sécularisation, de laïcisation, des sociétés humaines, qui s’est enclenché à partir des XVème et XVIème siècles.

Ou, autrement dit, cette « mort de Dieu » dévoilée par le langage poétique de Nietzsche. « Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu est mort et avec lui sont morts ces blasphémateurs. »[3]

Justement, Machiavel a littéralement tué Dieu. D’où peut-être cette connotation négative associée à son nom. Son œuvre passionnante contient en son sein quelque chose qui relève du Mal, sans doute cela s’explique-t-il par ce « trait homicide », si l’on nous concède cette image.

Au fond, Machiavel, qui fut l’ancêtre de tous les spin doctors, a soustrait au théologico-politique le théologique, le numineux, le religieux. Il a ôté au politique sa dimension transcendante. « Le diable est la contrepartie de Dieu », disaient en même temps les deux « compères » et rivaux Carl G. Jung et Sigmund Freud, sans que l’on sache qui a piqué l’idée à l’autre.[4]

Or la leçon fondamentale de la philosophie politique chrétienne consiste à voir celui que Goethe baptisa Méphistophélès, qui voudrait dire « exhalation pestilentielle », comme le Maître de la Terre, le gouverneur de l’espace sublunaire, le prince de ce monde (princeps hujus mundi) en latin). Aujourd’hui nul n’apprend cela à Sciences Po, triomphe de la modernité oblige.

Pour le dire autrement, la pensée de Machiavel interprétée par les modernes occulte cette rencontre relatée par les « synoptiques » (Matthieu 4 : 7-9, Marc 1 : 12-13, Luc 4 : 1-13) au sommet d’une montagne, où Satan dit au Christ ces paroles : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été remise, et je la donne à qui je veux. Si donc tu te prosternes devant moi, elle t’appartiendra tout entière. ». C’est pourtant un fait politique total, pour paraphraser Marcel Mauss, le fait politique archétypique, que Goethe dans Faust ne manqua pas de traiter, si l’on peut dire, comme il s’inspira du livre de Job pour son splendide prologue de cette œuvre magistrale, monumentale, qui est à considérer comme le pinacle du romantisme.  (À suivre demain jeudi)  


[1]Il semble le meilleur spécialiste de cette question du rapport qu’entretenait Boutang avec le concept de Gog et Magog soit Axel Tisserand.
[2]https://www.youtube.com/watch?v=V-pH-lhvsHI
[3]Friedrich Nietzsche,  Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1963, p. 19.
[4]Aïon. Études sur la phénoménologie du soi, Paris, Albin Michel, 1983, p. 57 pour le premier et « Une névrose diabolique au XVIIème siècle, Œuvres complètes, vol. XVI, p. 230, cité par Jean-Robert Armogathe, LʼAntéchrist à lʼâge classique. Exégèse et politique, Paris, Fayard, 2005, p. 230, pour le second.

À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même
(Cliquer sur l’image)

 

 

 

 

© JSF – Peut être repris à condition de citer la source

2 commentaires pour “Goupil le fourbe et Léandre le belliqueux, ou l’enfer de Machiavel

  1. L’ingratitude est une vertu chez les souverains dont le bien commun est le seul objectif. C’est ce qui le distingue des politiciens asservis à leur clientèle.

  2. « Quelques siècles avant lui, Machiavel s’inspira du contenu du livre d’Ézéchiel, quand il se servit des images du lion et du renard pour expliquer que le Prince, le chef politique au sens générique, dispose de deux moyens pour gouverner : la ruse et la force. »
    Rappel :
    On représenta par les deux serpents du caducée les deux aspects du pouvoir de l’homme : le Roi, le Prêtre. Ensemble, mêlant la force à la ruse, ils vont torturer l’humanité.
    L’antiquité a donné un grand rôle au serpent.
    Tout le monde connaît la légende biblique du serpent et de la pomme, mais personne ne sait comment cette histoire a été inventée. Dans l’original du livre fameux, cette histoire n’existe pas. Elle a été introduite dans la version grecque faite deux siècles avant notre ère, on ne sait par qui, quoique l’on nous dise qu’elle fut faite par 70 docteurs, d’où son nom de Version des Septante. Il s’agissait de cacher sous un langage équivoque un épisode se rapportant à la vie sexuelle. L’original disait brutalement que l’ardeur sexuelle, qui régnait dans toute la nature, tourmentait les hommes.
    Le serpent, animal rampant (ancien emblème de l’homme pervers), symbolise ce qui est bas, lâche, vil.
    « Kâna el-insânu hayyatan fil-qidam. » (« L’homme fut serpent autrefois. »), nous rappelle une expression arabe.
    Le caducée est un des attributs du dieu Hermès. Précisons que « Hermès », est le nom générique des prêtres égyptiens qui sont venus, dans le cours des siècles, jeter le voile du mystère sur toutes les antiques vérités. Pour imiter la Déesse Hygie, « Hermès » prétendra guérir, et le caducée sera le symbole de sa médecine, celle qui tue.
    Les dégénérés ont fait du serpent une divinité qu’on adore.
    Le serpent, l’homme vil, a mille noms. En Egypte, c’est Æpophis, symbole du mal et des ténèbres, adversaire de la grande Déesse Séti ; c’est aussi Typhon (anagramme de Python) qui personnifie les fléaux de la Nature et les maux du corps et de l’âme.
    En Syrie, c’est Nahash. C’est celui-là qui est le héros de la légende d’Adam et Eve.
    Chez les Perses, le méchant est représenté par le serpent Ophinéus.
    Chez les chinois, c’est Kong-Kong, à la face d’homme et au corps de serpent, qui détruit l’humanité par ce grand cataclysme moral dont la symbolique a fait un déluge universel, quand on a tout caché sous des allégories.
    Les Druides représentaient le serpent (l’homme méchant) par Hu.
    La Déesse Thoth était représentée par la tête d’Ibis, et cet oiseau lui était consacré.
    L’Ibis était un oiseau sacré parce que sa spécialité était de faire la chasse au serpent qui personnifie l’esprit du mal, le mensonge, la fausseté et la ruse.
    D’autres oiseaux sont symboliquement représentés comme ennemis et destructeurs des reptiles : le combat de l’aigle et du serpent se retrouve au Mexique mais aussi dans la tradition indienne, où l’oiseau mythique Garuda combat contre le Nâga. L’oiseau et son ennemi symbolisent l’opposition entre le Ciel et la Terre, entre l’ange représentant les états supérieurs et le démon assimilé aux états inférieurs, entre le monde céleste et le monde infernal.
    Remarquons néanmoins qu’il existe quelque exception où, sous un aspect bénéfique, le serpent s’unit à l’oiseau, tel que le Quetzalcóatl des anciennes traditions américaines.
    Un 25ème degré des Mystères fut créé par des chevaliers qui, étant en Palestine lors des Croisades, avaient trouvé des Israélites captifs des Musulmans et les avaient délivrés. Ceux-ci, en reconnaissance leur firent connaître la tradition du « Serpent d’airain », qui s’était perpétuée en Judée. La révélation de cette tradition qui leur fut faite est l’origine de la fondation de l’Ordre des Templiers.
    Au Louvre, on peut voir Minerve assise et menacée dans sa sagesse et dans sa dignité par des serpents qui s’élèvent autour d’elle.
    Certains, encore aujourd’hui, parlent de « reptiliens », dirigeant la terre en gardant les humains dans l’ignorance. Un terme, évidemment, à prendre au sens figuré et non au sens propre.
    Enfin, il y a peu, certaines expressions étaient également explicites quant à leur aspect néfaste, tel « le serpent monétaire », dispositif économique qui permettra d’aboutir à l’abomination de la désolation, économique, sociale et morale, actuelle.

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