Vidéo [En page d’accueil : Steiner et Boutang face à face] – Crise de la culture : « M’effraie maintenant le vide dans la jeunesse ; on enseigne l’oubli »
George Steiner n’enseigne pas une pensée politique constituée. Mais il offre l’exemple d’une extraordinaire liberté d’esprit, toujours définie comme recherche de la vérité, une formidable capacité d’analyse des vices profonds de la modernité, et un immense attachement aux grandes œuvres, aux grands textes de la culture européenne. La vidéo que JSF propose ici ne dure que six minutes d’une grande intensité comme toujours lorsque Steiner s’exprime. L’écouter en vaut vraiment la peine – si l’on peut dire car c’est surtout une joie de l’esprit. Steiner nous a quittés début février : nous avons cru utile de reprendre ci-dessous notre publication du 4 du même mois. On lira ou relira d’abord le bref commentaire de JSF puis une excellente évocation de Sébastien Lapaque.
Pour ceux qui ont lu et écouté George Steiner – car il fallait aussi l’entendre – la nouvelle de sa disparition sera ressentie comme une peine et une tristesse, même s’il laisse une oeuvre considérable à tous égards, et s’il suffira aux esprits libres de s’y reporter pour s’en nourrir comme naguère.
Les maurrassiens, spécialement ceux qui ont lu et aimé l’oeuvre de Pierre Boutang – à qui Steiner, quelles que fussent leurs différences, portait une admiration et une amitié sans faille – accueilleront la nouvelle de sa mort comme un deuil qui les touche à titre particulier. Boutang lisait Maurras à George Steiner qui, à l’inverse d’Alain Finkielkraut, n’y voyait nul motif de scandale ou de rupture. Steiner était un esprit libre et courageux. Sans sectarisme ni esprit de soumission. Il n’était pas un de ces morts que le courant de la vie emporte selon l’expression forte de Mauriac à la toute fin du Sagouin. Il savait s’opposer à l’esprit du temps. Il avait soutenu Boutang et avait publiquement manifesté l’amitié qu’il lui portait, lors des remous hostiles qu’avait provoqués son élection à la Sorbonne à la chaire de métaphysique où il succédait à Emmanuel Lévinas. Ce dernier avait dit lui aussi à ses étudiants : « vous êtes dans de bonnes mains ». Il fut, parmi nous, l’un de ces grands esprits juifs qui ont parsemé notre temps.
Il est trop tôt pour dire ici ce que nous devons à George Steiner. Même si, d’emblée, nous reviennent à la mémoire ses éblouissants dialogues télévisés avec Boutang sur Antigone – la petite vierge légitimiste comme la nommait Maurras – et sur Abraham.
Sur cette disparition, Le Figaro d’hier a publié un bel article, à notre avis à la hauteur de la circonstance. Sans étonnement : il est signé par Sébastien Lapaque. Nous le reprenons ci-dessous, après avoir tenté d’exprimer ce qu’il nous revenait peut-être de dire. ■
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
L’homme de renommée mondiale pour ses travaux littéraires et philosophiques, s’est éteint lundi au Royaume-Uni.
« À quoi pensez-vous ? », demandait-on à George Steiner à la veille de l’an 2000. « En premier lieu à l’extrême difficulté de penser. Au sens sérieux du terme, a-t-il répondu. D’avoir accès, en cette fin de siècle, aux silences, aux espaces privés ». À l’époque, l’auteur de Réelles présences, né à Vienne le 23 avril 1929, avait déjà rendu sa copie, comme le disait François Mauriac au soir de sa vie. Qu’on songe à tant de maîtres ouvrages publiés depuis son Tolstoïou Dostoïevski, paru à New York en 1960, traduit en France trois ans plus tard: la Mort de la tragédie, Après Babel, Passion impunies, Dans le château de Barbe Bleue, les Antigones, etc.
Professeur émérite à l’Université de Genève depuis 1994, cet athlète de la culture vivait retiré dans sa maison de Cambridge, lisant, relisant, jouissant du reste de son âge comme d’un épanouissement infini. «Dans le budget de la sensibilité, dans la fiscalité mentale, rien n’est devenu plus coûteux que le silence», ajoutait-il à propos de la difficulté de penser dans l’enfer sonore de l’immonde techno-marchand.
Dans les dernières années de son parcours terrestre, qui s’est achevé lundi 3 février à l’âge de 90 ans, sa lucidité sur les grandeurs et misères de la pensée à l’heure de la technique n’avait rien perdu de son inquiétude. Cela agaçait les envieux. Il s’est même trouvé des esprits forts pour le tailler en pièces… Dans une grande maison d’édition, un puissant nous glissa un jour à l’oreille : « Méfiez-vous de George Steiner». Que lui reprochait-il ? Son élévation, cette façon de scruter notre époque de haut et de loin, tel le veilleur d’Argos attendant la chute de Troie, son humanisme old school, son affection pour le grec et le latin. Suspects, forcément suspects.
Dans Les livres que je n’ai pas écrits (Gallimard, 2008), George Steiner s’était malicieusement amusé à recenser les nombreux ouvrages qu’il aurait voulu voir figurer dans sa bibliographie : une monographie du philologue écossais Joseph Needham, disparu en 1995 dans sa maison de Cambridge ; une radioscopie de la jalousie des hommes de lettres entrevue à travers la rivalité Dante Alighieri/Cecco d’Ascoli ; une grammaire de la vie érotique ; une exploration théologique du nom juif ; une étude comparative des vertus de l’enseignement secondaire et supérieur d’un côté et de l’autre de l’Atlantique ; une géographie sentimentale du règne animal ; une dialectique du croire comme présence et absence… À travers cet inventaire impromptu, on mesure à quel point ses curiosités étaient infinies et ses passions « impunies ». Tous ses livres resteront comme des « arts du sens », pour reprendre une expression chère au philosophe Pierre Boutang, dont l’auteur de Réelles présences était devenu l’ami — ce qui eut le don de scandaliser les imbéciles. En 1987, sur le plateau de l’émission « Océaniques » diffusée sur FR3, ils eurent une conversation sur le mythe d’Antigone et le sacrifice d’Abraham. C’était une époque où la télévision pouvait rendre intelligent — autant dire il y a très longtemps.
À Pierre Boutang, dont il admirait Ontologie du secret — « Une œuvre très profonde, imparfaite, qui possède une magie et une pensée lyrique difficiles à exprimer » — George Steiner a consacré de fortes pages dans Errata, récit d’une vie (1998) et dans les Logocrates (2008). Nous avons eu le privilège de voir ces deux hommes converser ensemble, penchés sur le grec de Sophocle avec la joie de deux explorateurs découvrant une mine, un trésor — à moins que ce ne fut le recueillement de deux talmudistes. On a souvent parlé de l’antisémitisme de Pierre Boutang. Il faut dire ici l’importance de George Steiner dans son dépassement.
Témoin d’une civilisation de l’écrit à son couchant, l’auteur du Transport de A.H., qui se présentait comme « athée de culture et de tradition juives », affichait une intelligence de son siècle qui tranchait avec l’acquiescement généralisé aux intérêts du temps. Existait chez lui une capacité d’autodérision qui étonnait ses contradicteurs. « À la fin de ma vie, je me demande si cela vaut la peine de souffrir pour devenir Mandelstam ou Pasternak. Ma réponse de lecteur est oui. Mais c’est un peu facile. Est-ce que j’aurais la force de créer sous cette pression ? Je me souviens d’Arthur Koestler me disant un jour : “ Vous savez pourquoi vos livres sont tellement médiocres ? Parce que vous n’avez jamais été en prison. Au XXe siècle, ne pas avoir été en prison, c’est ne pas avoir été parmi les vivants.” C’est un jugement sans appel dont je me rappelle très souvent à trois heures du matin, dans les heures où l’on se dit les vérités, comme l’expliquait saint Jean de la Croix.»
Cet homme qui tutoyait Homère, Dante et Shakespeare n’aspirait à aucun autre titre que celui de serviteur : « On a dit que les grands critiques étaient plus rares que les grands écrivains. Par leur style et le caractère novateurs de leurs propositions, quelques critiques se sont rapprochés de la littérature elle-même. Mais le fondamental demeure : des années-lumière séparent le poème ou la fiction voués à durer du meilleur des discours critiques (…) L’interprétation est essentielle, mais l’interprétation n’est pas la composition ». Jacques Derrida fit un jour cette remarque : « C’est un croyant ». Le mot se voulait méprisant, mais comme c’était bien dit. Les livres de George Steiner révèlent qu’à aucun moment de sa vie il n’a été « absolument moderne », au sens où l’entendait Arthur Rimbaud. Il croyait.
Ni la barbarie politique, ni l’asservissement technologique ne l’ont empêché d’espérer en renouvelant sans cesse l’acte de confiance initial dans le logos qui justifie le geste de l’artiste dont les œuvres manifestent une « réelle présence » dans l’histoire des hommes. Son œuvre constitue pour la suite des siècles un « dit du sens » hérissé de pointes braquées contre les insolentes murailles du nihilisme.
Adieu, George Steiner ! À l’écoute d’une langue que Paul Celan situait « au nord de l’avenir », vous nous avez appris à tourner le dos à l’impiété d’un siècle en miettes en faisant l’expérience de « l’irréductible scandale d’amour pour ce qui donne le sens » — sonates, mélodies, poèmes lancés comme des torches dans les abîmes du néant. ■
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