Nous partons du principe très simple – simpliste ? – selon lequel tout article d’Olivier Rey est important. Lorsqu’on entreprend la lecture d’un article d’Olivier Rey l’on peut en effet être assuré que le sujet sera traité sous ses aspects les plus fondamentaux, les plus déterminants, et jusqu’en ses ultimes développements. Il n’en est pas autrement de cet article très profond d’apparence légère, où Olivier Rey nous conseille avec Orwell de rester capables de nous émerveiller du retour du printemps. La métaphore politique – au sens noble – est évidente, même s’il convient de la deviner, d’en sentir les non-dits, bien mieux que dits, lassés que nous sommes de la médiocrité de la parole et de l’action – ou inaction – politiques du moment [FigaroVox le 6 avril].
Les voies respiratoires ne sont pas les seules à être gravement menacées par la propagation du coronavirus.
L’esprit est également touché: depuis que l’épidémie sévit, la survie biologique a pris le pas sur n’importe quelle autre considération, et tout intérêt pour ce qui n’est pas le coronavirus semble avoir disparu. Il paraît que, du fait du confinement, le temps passé devant la télévision ou sur les sites d’information n’a jamais été aussi élevé, mais partout, tout le temps, il n’est question, obsessionnellement, que du Covid-19.
Le rétrécissement de l’horizon à un sujet unique a quelque chose d’inquiétant. Quelques personnes expriment leur crainte que les mesures exceptionnelles prises pour faire face à la crise permettent à la classe dirigeante d’accroître durablement ses moyens de contrôle et de coercition sur la population.La crainte est d’autant plus fondée qu’en laissant le monde se résumer au coronavirus, en laissant notre pensée être obnubilée par ce seul sujet, nous devenons déjà ces êtres unidimensionnels, « propagandés », qui appellent la dictature comme les pots attendent leur couvercle.
Être attentif à la végétation, s’en soucier, c’est en effet ménager au sein de son existence un domaine qui échappe aux passions massifiantes
On admettra qu’en fait de guerre, la Seconde Guerre mondiale fut d’une autre ampleur que l’actuelle lutte contre le coronavirus. George Orwell ne s’en permit pas moins, début 1944, dans une chronique de l’hebdomadaire socialiste Tribune, d’entretenir ses lecteurs de jardinage. « Le fait est, écrit-il,que nous vivons en un temps où les raisons de se réjouir ne sont pas nombreuses. Mais j’aime faire l’éloge des choses, quand il y a quelque chose à louer, et je voudrais écrire quelques lignes […] à la louange des roses de chez Woolworth. » Suit une évocation des bonheurs que lui ont valus, avant la guerre, ses cultures de rosiers, achetés pour la modique somme de six pence dans les rayons du grand magasin.
Des lettres de protestation furent envoyées au journal : elles reprochaient à Orwell de flatter, avec ses roses, un sentimentalisme bourgeois, ou de détourner, en orientant le regard vers la nature, l’énergie qui aurait dû entièrement s’investir dans les luttes politiques. En réalité, l’évocation d’un rosier grimpant qui se couvre, chaque année, d’une multitude de magnifiques petites fleurs blanches à cœur jaune, n’était pas dépourvue chez Orwell de sens politique.
Être attentif à la végétation, s’en soucier, c’est en effet ménager au sein de son existence un domaine qui échappe aux passions massifiantes. Si les Allemands avaient eu autant de goût que les Anglais pour le jardinage, sans doute auraient-ils été moins disponibles pour les congrès de Nuremberg, et ne se seraient-ils pas laissé « encamarader » dans le national-socialisme hitlérien.
À quoi bon lutter pour améliorer les choses si, dans la lutte, on désapprend à aimer le monde ?
Au lendemain de la guerre, Orwell récidiva en publiant un article qui commence ainsi : « Précédant l’hirondelle, précédant la jonquille et peu après le perce-neige, le crapaud ordinaire salue l’arrivée du printemps à sa manière: il s’extrait d’un trou dans le sol, où il est resté enterré depuis l’automne précédent, puis rampe aussi vite que possible vers le point d’eau le plus proche.» Vient ensuite une description de la vie du crapaud – cet animal qui, «contrairement à l’alouette et à la primevère, a rarement reçu la faveur des poètes».
Orwell sait qu’une fois de plus, des lecteurs progressistes lui feront grief de s’émerveiller devant un humble batracien, quand toutes ses pensées devraient aller à la défense de la classe ouvrière. À quoi il répond : à quoi bon lutter pour améliorer les choses si, dans la lutte, on désapprend à aimer le monde ? « Certes, nous devons être mécontents, et ne pas nous satisfaire du moindre mal. Et pourtant, si nous étouffons tout le plaisir que nous procure le processus même de la vie, quel type d’avenir nous préparons-nous ? Si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail ? Que fera-t-il du temps de loisir que lui accordera la machine ? » Aujourd’hui, nous pourrions demander:à quoi bon lutter pour « sauver des vies », si ces vies deviennent indifférentes au retour du printemps ?
Des lecteurs prompts à l’injure (la lecture des commentaires en ligne des articles montre qu’il en existe) m’accuseront de tenir ces propos confortablement installé dans quelque résidence secondaire à la campagne et, ce faisant, d’oublier tous ceux qui n’ont pas cette chance. Eh bien non. Je n’ai pas de résidence secondaire, et quant à mes conditions de confinement, je les qualifierais d’« intermédiaires » : à Nantes, dans un quartier de maisons disparates qui, progressivement, sont détruites pour laisser place à des immeubles (« densification urbaine » oblige) d’allure aussi rébarbative que leurs noms sont ronflants — « Les Terrasses de Saint-Félix », « Élégance », « Villa céleste »…
Je ne me plains pas : par la fenêtre, je vois un couple de pies sautiller sur un carré de pelouse, un vieux cerisier à demi ruiné par une tempête qui, dans son grand âge, trouve encore les moyens de fleurir sa moitié subsistante. Lorsque je vais faire des courses à l’Unico du rond-point de Rennes, je vois les chênes fastigiés de la rue Paul-Bellamy se couvrir d’une verdure toute neuve, et les rares voitures n’empuantissent pas trop l’air léger.
Orwell le remarquait : « Même dans la plus sordide des rues, l’arrivée du printemps se manifestera d’une façon ou d’une autre, qu’il s’agisse seulement d’un ciel bleu plus clair entre les conduits de cheminée ou du vert éclatant d’un sureau qui bourgeonne sur un site bombardé. […] même les rues étroites et lugubres autour de la banque d’Angleterre ne semblent tout à fait en mesure de le chasser. Il s’immisce partout, comme l’un de ces nouveaux gaz toxiques qui traversent tous les filtres. »
Pour avoir une chance que l’après soit meilleur que l’avant, il faudrait, pendant, préserver, cultiver et même développer sa faculté à s’intéresser au monde dans son infinie variété
À titre personnel, j’ai de quoi être inquiet : ma mère est malade, l’opération qu’elle devait subir a été reportée à… on ne sait quand, parce qu’il n’y en a plus que pour le coronavirus. Il n’empêche : le printemps est là. Et il mérite d’être accueilli avec joie et gratitude. Le printemps nous invite à nous réjouir non pas seulement d’être en vie, mais d’être au monde. J’entends beaucoup de personnes affirmer que la crise passée, il sera impossible de recommencer comme avant. Cela étant, chacun semble se faire son idée bien à lui sur les leçons à tirer de l’événement et sur les changements qui doivent intervenir.
Il y a les partisans des « circuits courts », les partisans d’un retour à la nation, les partisans d’une Europe élargie (eux ne chôment jamais : le 24 mars la procédure d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord a été lancée), les animalistes qui réclament une interdiction du commerce des animaux… En bref, chacun voit l’après-coronavirus à sa manière. Un point me semble clair : pour avoir une chance que l’après soit meilleur que l’avant, il faudrait, pendant, préserver, cultiver et même développer sa faculté à s’intéresser au monde dans son infinie variété. Le corona à picots, sans doute – mais pas seulement. Par exemple, il serait bon que nous demeurions capables d’apprécier les changements de saison. ■
*Ancien élève de l’X, Olivier Rey a enseigné les mathématiques à Polytechnique, et enseigne aujourd’hui la philosophie à Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur de nombreux essais et romans salués par la critique. Dernier ouvrage paru: Leurre et malheur du transhumanisme (Desclée de Brouwer, 2018), Prix Jacques Ellul 2019.
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