Philo · Vérité et Matière [1]


Par Rémi Hugues.     

Certains, au sein du genre humain, sont plus aptes à édicter des vérités, des paroles vraies …

Il y a un an, Notre-Dame-de-Paris brûlait.

Arrêtons nous un instant sur Cybèle, l’une des statues de la cathédrale, ce buste de femme avec son échelle, son livre ouvert et son livre fermé.

Ces trois éléments signifiant respectivement l’élévation de chacun au cours de sa vie (son cursus honorum en somme), l’exotérisme et l’ésotérisme.

Dans L’étang de Berre, après avoir séparé la connaissance en deux, celle contenue dans le livre (dans l’œuvre d’art en général, pourrait-on compléter), qui constitue une matérialité, et celle « qu’on ne confie pas au livre, ce qui ne se communique que de maître à ses disciples, oreille contre oreille) »[1], Charles Maurras poursuit en suggérant, toujours sur le thème de la matérialité, que les idées ne sont pas seulement des abstractions, qu’elles ont également une dimension matérielle, une réalité concrète : « les conceptions puissantes et justes ont une énergie intrinsèque »[2].

Quel rapport, précisément, entre la matière et la qualité que confère Maurras à une conception puissante et juste, celle de disposer d’une énergie qui lui est propre, autrement dit qui provient d’elle-même ?

Pour le Maître de Martigues, une conception vraie est nécessairement puissante, et réciproquement. Il est logique que la puissance ait pour principe de générer de l’énergie, mais il est moins évident que la vraie représentation, la juste vision, soit source d’une énergie intrinsèque.

Si l’on tient pour acquis ce postulat, il faut alors en accepter les conséquences. Notamment admettre que la vérité soit matière, étant entendu le lien qui unit énergie et matière depuis les découvertes d’Albert Einstein synthétisées par l’équation dont la renommée n’a pas d’égal, E = mc2.

Cela expliquerait aussi pourquoi notre histoire fourmille de grands hommes, de visionnaires, de prophètes. Certains, au sein du genre humain, sont plus aptes à édicter des vérités, des paroles vraies, et ils acquièrent par ce truchement un prestige, une aura, une hauteur, qui les place au-dessus des autres.

Cette machine à fabriquer de la distinction sociale est l’un des facteurs, peut-être le plus déterminant, de l’inégalité entre les hommes. Nous humains ne sommes pas identiques, nous sommes différents : c’est un fait que la République refuse d’admettre.

Les discours inégaux font les hommes inégaux. Plus il y a chez un être une inclination à prononcer un propos vrai, plus il y a pour cet être des chances de capitaliser, d’engranger des ressources matérielles ou symboliques.

Et après sa mort un être peut continuer à recevoir des louanges. Le culte, si modeste soit-il, qu’on lui voue, représente une réalité pratique. Subjuguer ses contemporains par son éloquence, c’est-à-dire la maîtrise de l’art du langage, Max Weber appelait cela le pouvoir charismatique. Cette faculté participe selon lui des conditions de possibilité de l’ordre politique. Elle est une source de l’autorité, et de l’obéissance, qui lui est consubstantielle. Ainsi elle contribue à édifier ce qui fonde l’épanouissement de toute vie sociale, lieu des rapports entre eux, et des liens entre les individus et les collectivités.

Enfin, cela implique, en plus de la distinction entre connaissance exotérique et connaissance ésotérique, de proposer une seconde dichotomie : à propos des discours, il y en a qui sont féconds et d’autres qui sont stériles. Contrairement aux paroles inexactes, fausses, erronées, les discours vrais sont créateurs. La voix qui sort de l’homme au moment où il est habité par la sagesse paraît immatérielle. Elle l’est dans le sens où elle n’est pas une chose palpable. Mais elle dessine des mondes, rend possible la nouveauté, façonne l’Être tel qu’on le perçoit de manière instinctive, ou « a priori » ; en d’autres termes l’environnement, l’espace-temps dans lequel nous nous adaptons au moyen de nos sens, ce que les philosophes grecs appelaient le Cosmos.  (Suite demain, jeudi)  


[1]Paris, Champion, 1915, p. 305.

[2]Idem.


À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)  

 

 

 

 

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