Par Rémi Hugues.
Réflexions, variations, autour du livre de Pierre de Meuse « Idées et doctrines de la Contre-Révolution ». Suite de 21 articles à paraître les jours prochains, sauf le weekend.
Il y a des ouvrages qui constituent une totalité. Non pas quʼun ouvrage puisse embrasser le réel dans sa globalité. Cela est impossible, dʼoù la vacuité du projet des encyclopédistes, avec à leur tête Diderot dʼAlembert, cette Bible des rationalistes de la période des Lumières.
Mais il existe des livres qui savent saisir une question, un problème, de manière si profonde quʼils deviennent un truchement particulièrement performatif pour celui ou celle qui poursuit la quête métaphysique par excellence – la recherche de la vérité, sur laquelle Malebranche a écrit tant de lignes – et qui savent faire correspondre, précisément, la connaissance à son objet et créer la correspondance absolue, à propos de laquelle Charles Baudelaire nous a livré lʼenseignement suivant, dans « Correspondances » :
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Ce poème, que les symbolistes ont vu comme des colonnes modernes de Seth – une table de la Loi esthétique gravée dans la pierre –, en plus de dire que la nature, émanation du divin, source épistémologique primordiale, fait écho, dans une relation dialectique que les anciens, de Héraclite à Plotin en passant par les « superstars » de la philosophie antique Platon et Aristote, nʼauraient pas dédaignée [1], à une autre poésie née du génie baudelairien, « Lʼinvitation au voyage » :
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
La quête de la vérité, nos ancêtres les Hellènes lʼont représentée par le trajet tumultueux – cʼest le moins que lʼon puisse dire – dʼUlysse, de la « babylonienne » Troie à lʼédénique Ithaque, en dépit du fait quʼil nʼy avait nullement de manichéisme dans LʼIliade dʼHomère. Ce que Pierre Boutang a transposé par une insistance sur le thème du voyage, de la pérégrination, dans son remarquable ouvrage Ontologie du secret. [À suivre demain mercredi] ■
[1] Se référer, sur ce point, au concept de plérôme explicité comme une certaine conception du réel, entendu comme multiplicité infinie de syzygies, de couples dʼopposés, savoir immémorial qui nʼa pas échappé à Pierre Boutang. Dans Ontologie du secret, il écrit : « Il pourrait y avoir, dans la conscience quotidienne et crue continue, des couples de séries […] qui se croisent sans avoir de terme commun univoque, deviennent tour à tour virtuelles lʼune pour lʼautre, comme la série énergétique et la série spatiale pour certains aspects de la physique moderne. », Paris, PUF, 1973.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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