PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro du 24 avril. Nous suivons les écrits de Mathieu Bock-Côté depuis maintenant assez longtemps pour savoir que, nonobstant telles ou telles précautions d’expression, il ne cède rien d’essentiel à la modernité, ou plutôt à la modernité tardive, selon la locution que Jean-François Mattéi préférait. De plus en plus tardive, semble-t-il en ce temps d’épreuves révélatrices. Les grands cycles historiques – dont seuls se compose la vraie Histoire, selon Berdiaev – doivent avoir ceci de commun avec les grandes pandémies : ils finissent toujours par s’éteindre.
… l’étroitesse existentielle de notre temps
C’est en grognant mais de bonne foi que nos sociétés ont accepté l’expérience improbable du grand confinement. Certes, on trouvait ici et là des récalcitrants ayant de plus ou moins valables raisons de s’y opposer, mais globalement, après quelques tâtonnements, peut-être inévitables lorsque le tragique surgit et déstructure les repères communs, nos sociétés se sont encasernées. C’était une mobilisation paradoxale : chacun chez soi pour la patrie ! Malgré les contradictions dans le discours gouvernemental, le commun des mortels a compris que le confinement permettrait de contenir le désastre en évitant de mettre une pression telle sur le système de santé qu’il imploserait. Il fallait moins y voir un signe de docilité collective qu’une expression de civisme et de simple bon sens.
La question était toutefois ouverte : à quelles conditions chacun pouvait-il sortir de sa demeure ? En France, la liste des besoins essentiels a été circonscrite : travailler, faire des provisions, de l’exercice physique et aller se faire soigner ou fournir une aide d’ultime nécessité. C’était à peu près tout. L’attestation de sortie officielle définissait les besoins élémentaires de l’existence en termes strictement biologiques. Peut-être était-ce inévitable, en un premier temps. Pour vivre, il faut d’abord survivre. On a vite senti néanmoins le caractère étouffant d’une telle définition qui en dit largement sur l’étroitesse existentielle de notre temps. Plusieurs voulurent ruser avec le confinement en le déjouant par la magie des écrans. Par Zoom, par Skype, les amis continuaient de se parler et s’improvisaient des apéros virtuels. Un sentiment de lassitude s’est cependant vite imposé. Le contact humain ne saurait être exclusivement désincarné sans s’assécher. Il y a des limites aux béquilles technologiques.
Il faut y revenir : les besoins du cœur, ceux de l’esprit, ceux de l’âme furent jugés superficiels. On ne peut toutefois parquer les hommes chez eux sans les condamner à la névrose. Rares sont ceux qui s’épanouissent vraiment dans la solitude et le silence. Même les moines, qu’on s’imagine à l’écart du monde, voués à une contemplation sublime et solitaire, vivent en communauté.
Le choc est venu lorsqu’on a découvert le sort atroce des personnes âgées condamnées à la mort dans le plus complet isolement. On peine à concevoir la détresse existentielle de ceux qui ont vécu leur dernier souffle sans la possibilité même d’une parole de réconfort de leurs proches, sans leur tenir la main. Une loi immémoriale, celle d’Antigone, a été bafouée par une forme de rigidité administrative déshumanisante. En traitant les rites funéraires comme des coutumes inutiles, le pouvoir s’est montré glaçant.
Le jour du déconfinement s’approche: il s’accompagnera d’une profonde méfiance et les gestes qui, encore hier, étaient jugés amicaux susciteront le dédain et la colère. La distanciation sociale aura laissé une marque dans les esprits particulièrement destructrice dans un pays comme la France, qui, plus que les autres, donne une telle importance au commun. À quel moment l’homme ordinaire retrouvera-t-il la confiance nécessaire pour aller à une conférence, au concert ou voir une pièce sans avoir l’impression de courir à sa perte ? On s’est moqué avec raison, après les attentats de 2015, de ceux qui crurent résister en terrasse un verre à la main. Cette fois, la formule est moins bête : la reconquête des terrasses, des bistros, des cafés témoignera progressivement d’une revitalisation sociale. Peut-on simplement imaginer la France désertant ce qui, aux yeux de tous, caractérise intimement son mode de vie ? Il faudra apprendre à conjuguer la camaraderie et les gestes barrières.
La question touche particulièrement ceux qu’on appelle pudiquement les aînés. Eux qui espéraient jouir d’une « brève éternité », pour emprunter les mots de Pascal Bruckner, seront-ils condamnés au statut de confinés perpétuels, vivant sous vide, dans une cloche hygiénique et aseptisée ? Une existence sans insouciance, privée de la possibilité de la désinvolture, devient rapidement glauque. Carl Schmitt, dont nul ne conteste les fautes politiques impardonnables, a su dire la chose de manière plus que perspicace avec une étonnante sensibilité : « Une vie qui n’a plus que la mort en face d’elle n’est plus de la vie, elle est pure impuissance et détresse. Celui qui ne se connaît d’autre ennemi que la mort, et qui ne voit dans cet ennemi qu’une mécanique tournant à vide, est plus proche de la mort que de la vie.» Le retour à la vie ne sera véritable que le jour où les hommes et les femmes retrouveront le plaisir infini de l’accolade, d’une embrassade, d’une franche poignée de main. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).