Par Michel MICHEL.
Ces remarquables analyses – et très utiles – seront publiées en 3 fois, ce jour et les deux suivants. Avec l’aimable accord de la Nouvelle Revue Universelle où elles sont parues précédemment – dernière livraison.
Après un demi-siècle, je n’ai rien à retrancher de ce que j’ai écrit en 1971 sur Pays réel / pays légal.*
Mais j’ai quelques re0marques à formuler…
2. Sur le Pays légal et ses ressources sociales
Sur une ligne différente de celle énoncée dans la Cathédrale effondrée (1) , Pierre Debray écrivait dans Aspects de la France, le 23 juillet 1970 :
« Dans le langage courant, le pays légal s’identifie à une superstructure dont le pays réel constituerait l’infrastructure. Maurras ne l’entend pas ainsi. Il tient le pays légal non pour l’expression abstraite, déformante, aliénatrice du pays réel, mais pour un autre pays, un pays radicalement autre. Selon lui, nous nous trouvons dans une situation coloniale, au pire sens du mot. Le pays légal a conquis le pays réel. Il campe sur son sol. Il l’exploite de toutes les manières. Il le réduit en esclavage. Il le vide de sa substance.
Les colonisateurs restent très peu nombreux, quelques dizaines de milliers. Encore qu’il occupent solidement tous les points stratégiques (haute administration, haute police, haute finance…). Grâce au stratagème idéologique des fictions constitutionnalistes, ils ont su persuader les Français que ceux-ci choisissaient librement leur gouvernants. ..
Ainsi, le pays légal est tout aussi réel, à sa manière, que l’autre, mais il tient sa réalité d’une fantasmagorie qui lui permet de faire la loi. Toute sa force réside dans le pouvoir législatif qu’il accapare, à son unique profit, sous le voile trompeur de la souveraineté populaire… C’est donc à une véritable guerre de libération nationale que Maurras convie les Français. Il leur faut vaincre les États confédérés qui occupent le territoire et les chasser…
Au passage il convient de noter que la théorie des États confédérés montre assez que Maurras ne s’en prend ni au judaïsme en tant que religion, ni au protestantisme en tant que religion, mais aux Juifs et aux protestants qui appartiennent au pays légal. Et à eux seuls. Ce qui explique que des protestants, voire des Juifs ont toujours pu combattre dans les rangs de l’Action française. »
La question des « États confédérés », base sociale du pays légal
Pierre Debray a raison : le « pays légal » est aussi réel que le « pays réel ». Dès lors, la question politique des « États confédérés » et de l’actualisation de son analyse devient centrale. Mais voir dans « les Juifs, les francs-maçons, les protestants et les métèques » les piliers du pays légal constitue une analyse circonstancielle qui a perdu une large part de sa validité. Certes, aujourd’hui, les communautés dénoncées avant 1940 sont toujours présentes, mais il faut préciser dans quelle mesure.
■ Les réseaux de la communauté juive restent présents dans le « pays légal », notamment dans le monde financier, la presse et le paysage audiovisuel. Un organisme comme le CRIF conserve une influence manifeste. Mais, outre que ces réseaux sont très divisés et que certains d’entre eux (dont plusieurs personnalités médiatiques bien connues), sont sur une ligne délibérément nationale, il faut se garder d’essentialiser le fait juif. Comme on l’a dit, un Juif est d’abord une personne qui s’interroge sur ce qu’est le fait d’être juif.
D’ailleurs, dans la diaspora et en Israël même, on trouve des populations extrêmement diverses. Les tendances endogamiques au sein des diverses communautés entretiennent de fortes différences entre ashkénazes et séfarades, libéraux et ultra-orthodoxes, aristocratie juive et commerçants du Sentier, sionistes et antisionistes. La culture commune qui leur est propre et le souvenir des persécutions récurrentes et de la Shoah apparaissent comme les principaux facteurs d’unité. A l’Action française des années 50, on était franchement sioniste (aussi bien Xavier Vallat que Pierre Boutang…), estimant non seulement qu’Israël était un allié face au monde arabe, mais aussi que la Patrie juive résoudrait le problème juif (2). En réalité, la guerre israélo-palestinienne tend à se poursuivre sur le sol français, et la politique étrangère française est aujourd’hui très sensible aux lobbys de tous bords.
■ La franc-maçonnerie, introduite par les exilés stuartistes sur le continent, mode sociale mondaine quasi-généralisée à la fin du XVIIIe siècle, est devenue sous l’Empire l’armature morale et le réseau de contacts de l’administration et des armées. Dans les pays latins, devenus ultramontains, les catholiques désertèrent les loges : la bourgeoisie libérale voltairienne les rendit de plus en plus anticléricales voire antichrétienne.s jusqu’aux guerres de la laïcité du début du XXe siècle. La franc-maçonnerie est aujourd’hui un monde baroque fracturé et conflictuel où s’opposent les obédiences, les rites, les vanités des égos et les représentations les plus contradictoires et les plus échevelées de l’idéal maçonnique. Ses dénonciateurs ont beau jeu de citer les textes les plus infâmes : ils ne prouvent rien, puisqu’on en trouvera mille autres qui diront tout autre chose. Les critiques de la maçonnerie devraient s’appuyer sur l’étude des processus psycho-sociaux (à la façon d’Augustin Cochin) plutôt que sur la recherche de quelque doctrine secrète agitée par des « supérieurs inconnus » dans les « arrière-loges ». Quoi qu’il en soit, il est indéniable que la franc-maçonnerie en France soutient le régime républicain soit par loyalisme de principe, soit par arrivisme, soit par auto-intoxication mythique (3) ; en particulier, la volonté d’en finir avec la civilisation chrétienne a poussé à inspirer les lois « sociétales » porteuses de « valeurs républicaines » (divorce, contraception, avortement, mariage homosexuel, PMA, GPA, euthanasie, etc.). Mais, là encore, il me semble important d’affiner l’analyse. Les amateurs de fantasmes templiers dans une loge de province ne présentent pas la même propension à comploter « pour sauver la République » que la Fraternelle des parlementaires. Il n’en est pas moins notable que les hauts gradés de la gendarmerie (4) ou de la police, de certains secteurs de la magistrature, de l’administration de l’Education nationale ou du ministère des finances sont très systématiquement maçons (pas toujours de la même obédience).
■ Les métèques et les protestants — les deux autres catégories qu’à son époque Maurras classait dans les « États confédérés » — ne semblent plus autant d’actualité. De Concino Concini à Anne Hidalgo ou Manuel Valls (5), les étrangers ou « Français de papiers » proches du pouvoir ont toujours été accusés de favoriser leur lobby. Il est probable que la conception abstraite et contractuelle de la citoyenneté républicaine trouve les faveurs des étrangers immigrés car elle aplanit bien des obstacles à leur ascension sociale. Mais globaliser la dénonciation est inadéquat : un descendant de républicains espagnols soutiendra plus naturellement la République qu’un descendant de Russes blancs. Mais les intérêts étrangers n’ont pas besoin de s’appuyer sur des émigrés pour défendre leur cause : en témoignent de trop nombreux cas dont l’archétype demeure Jean Monnet.
Quant aux protestants, soutenir la République pouvait être, pour eux, le moyen d’exister quand la France était presque totalement catholique et donc royaliste. Aujourd’hui que le catholicisme français, tombé très bas, se fond dans une société individualiste, les réformés ne sont pas plus attachés que les autres au régime républicain (6). Au contraire, le courant « évangélique » s’avère un allié potentiel du « populisme » et un élément de contestation du pays légal ; les évangéliques ont fortement soutenu, aux États-Unis, la campagne de Trump, et fait au Brésil la campagne de Bolsonaro.
La société a changé : réactualiser l’étude des « États confédérés »
Je rêve que certains d’entre nous réalisent une carte hiérarchique de la France. Pourquoi les notables ont-ils perdu tant d’influence à la fin du XIXe siècle ? Comment les lobbys passionnels (LGBT, etc.) ont-ils colonisé jusqu’aux plus hauts échelons du système médiatique et politique ? Comment le système familial élargi de la noblesse parvient-il, en dépit de tout, à maintenir des positions enviables ? Comment, depuis les années 80, a-t-il suffi de suivre une des filières servant de courroie de transmission au PS (UNEF, SOS Racisme,…) pour se retrouver dans les ministères et dans les médias, même sans avoir réussi dans les études. Les trotskystes ont pas mal usé de ces ascenseurs, et sont devenus « éléphants » du PS à leur tour.
Il y aurait lieu aussi de hiérarchiser les groupes dominants. Il faut distinguer les petits ascenseurs sociaux (compatibles avec n’importe quel régime) des groupes qui ont un intérêt spécifique au maintien du régime républicain. Celui-ci a deux avantages : il est aisément pénétrable (et même « achetable », un parti ayant toujours besoin de fonds et de partisans) par les groupes qui veulent promouvoir des intérêts particuliers concentrant les capitaux sociaux et financiers ; d’autre part, il tend à maintenir une zone de dépression du contrôle politique offrant une grande latitude aux puissants.
C’est pourquoi, depuis Bismarck, tous les « partis de l’étranger » (américains, russes, israéliens, allemands ou chinois) préfèrent la République, car elle maintient « la liberté en haut et l’autorité en bas ». Ce n’est pas par générosité que Kadhafi a financé la campagne de Sarkozy, mais parce qu’il en attendait un infléchissement de la politique de la France. De même ce n’est pas pour trouver une quelconque rentabilité économique, et moins encore par esprit de mécénat, qu’une poignée de ploutocrates du Cac 40 a acheté la plus grande partie de la presse en France. La symbiose avec le système républicain est d’autant plus nécessaire que l’ultralibéralisme est, en réalité, très dépendant des décisions de l’État. Les recherches dans ce domaine sont masquées par l’anonymat statistique de la littérature économique et financière. Il serait salutaire de les réancrer dans la réalité sociale (7) : les groupes dominants ne sont pas des statistiques mais des familles de chair et d’os.
Depuis l’instauration de la macronie, il est de plus en plus visible qu’une ploutocratie mondiale s’est mise en place, appuyée sur un capitalisme financier pour lequel la population et le pays ne sont que des variables économiques à mettre en concurrence. Cette élite « délocalisée » semble de plus en plus restreinte et de plus en plus riche. On pourrait l’identifier avec précision si ceux qui se chargent de ce domaine d’étude n’étaient pas les valets de cette « hyperclasse ». Malgré cette opacité, jamais l’oligarchie financière déterritorialisée qui fonctionne sur un double jeu — la « politique d’ouverture » et les connivences avec l’État et les juridictions — n’a été plus prospère.
En dépit du discours macronien, le système des partis semble toujours être le nœud gordien du régime. Les ostracismes décrétés par le « Front républicain » et les « plafonds de verre » pour empêcher l’entrée massive de populistes au Parlement s’expliquent moins par des raisons idéologiques que par le souci de ne pas partager les privilèges de la « démocratie représentative » avec les partis « populistes ». En revanche, il sera difficile à ces mêmes populistes d’abandonner les riches prébendes de l’Union européenne qu’ils ont réussi à conquérir ; tout le monde n’a pas l’héroïsme d’un Nigel Farage.
C’est pourquoi les Gilets jaunes, qui se proclament « apolitiques », font oeuvre de vraie politique institutionnelle en défendant les règles du jeu alternatives qui mettraient à mal les institutions parlementaires, comme le référendum d’initiative populaire ou le tirage au sort des représentants. En complément, la mise en place d’une monarchie non-élective permettrait de subordonner les puissants de tous lobbys à une logique politique supérieure (8). [À suivre demain jeudi] ■
* Dans le mensuel Action Française Université, mai 1971.
1. Cahiers de l’Ordre français, n°1, avec cinq essais d’Henri Massis, Pierre Debray et Louis Daménie. Son texte introductif, dû à P. Debray, a été republié dans la NRU 56, p.111.
2. C’est dans cette ligne que, dans le sillage de Boutang, s’inscrit Olivier Véron, directeur des éditions Les provinciales.
3. Les francs-maçons ont-ils fondé la République ? Ils s’en vantent souvent — et on les en accuse… Mais il y avait autant de Maçons chez les aristocrates émigrés ou dans le clergé réfractaire que dans le personnel révolutionnaire.
4. Il est en quelque sorte « normal » que le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, mort en héros chrétien, ait appartenu à la Grande Loge de France s’il voulait faire carrière dans la gendarmerie.
5. L’Internationale socialiste (comme probablement l’Internationale nobiliaire) facilite l’intégration des étrangers, mais aussi le développement de l’idéologie mondialiste.
6. Au contraire, à côté d’une majorité protestante libérale, voire « libérale-libertaire », un courant comme celui du mensuel Tant qu’il fait jour s’est délibérément opposé à l’idéologie républicaine Quant aux évangéliques — la branche sans doute la plus dynamique du protestantisme —, ils sont en pointe pour s’opposer aux lois « sociétales » de la « culture de mort » républicaine. Peut-être restent-ils dans l’attraction du modèle de l’Amérique profonde ?
7. Trop rares sont les travaux comme ceux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sur les élites. Comme disait Roland Barthes, la bourgeoisie est la classe dominante qui ne veut pas être nommée. Les élites des sociétés traditionnelles se montrent. La modernité est le règne des cryptocraties. Le secret qui entoure les rencontres de la Trilatérale ou du groupe Bilderberg m’apparaît comme très significatif.
8. La façon dont Vladimir Poutine a su mettre au pas les oligarques russes (sans les détruire est un modèle. Deux moyens pour cela : la dictature d’un parti unique (ou ultradominant) ou une monarchie héréditaire. Dans un système électif, les élus ne peuvent généralement se permette d’être ingrats envers ceux qui ont permis leur élection.
Sociologue (université Pierre Mendès-France, à Grenoble) et essayiste, Miche! Michel est notamment un spécialiste des questions liées au communautarisme, à l’intégration et à la sociologie des diasporas. Il a travaillé sur ces sujets avec le Centre de formation des élus locaux (CEFEL). Au cours des années 1975-1980, dans les revues Débat royaliste, Je Suis Français et les Cahiers de Royaliste, il a engagé un dialogue avec Pierre Debray sur les questions de stratégie politique. Ce qui lui avait valu, à l’époque, d’être qualifié par un pamphlétaire d’inspirateur d’un… « trotskisme royaliste ».
Le protestantisme est loin de cesser de représenter un état confédéré anti français. Songeons à des Rocard, Jospin, Joxe, etc. Surtout à l’influence très nocive de la Cimade.