Par Michel MICHEL.
Ces remarquables analyses – et très utiles – seront publiées en 3 fois, ce jour et les deux suivants. Avec l’aimable accord de la Nouvelle Revue Universelle où elles sont parues précédemment – dernière livraison.
Après un demi-siècle, je n’ai rien à retrancher de ce que j’ai écrit en 1971 sur Pays réel / pays légal.*
Mais j’ai quelques re0marques à formuler…
3. Réadapter la formulation des thèmes de propagande
Ces thèmes ont été largement partagés en France au début du XXe siècle, l’antimaçonnisme par les catholiques, et l’antijudaïsme par une proportion importante de la population. Il faut continuer à s’en servir pour analyser la situation d’une manière concrète et réaliste. Mais il faut renoncer à faire campagne sur ces thèmes. Moins par crainte de la répression des « lois mémorielles » que parce que cela s’avère contre-productif. Dans toute stratégie politique, il faut « désigner l’adversaire », certes oui. Mais cette tâche s’avère plus difficile qu’il n’y paraît. Passons sur la laideur éthique de la jalousie qui sous-tend la dénonciation des communautés florissantes ; puisque nous sommes minoritaires (catholiques, nationalistes, que ce soit au sens maurrassien ou barrésien du terme, etc.), il vaut mieux pratiquer à notre tour les solidarités communautaires plutôt que de sombrer dans le ressentiment (1). Cela évitera les amalgames (2) trop faciles…
On ne peut obliger quelqu’un à ne se voir qu’en « bon sauvage » jacobin
On pourrait parler du catholicisme en France comme de l’un des « États confédérés » (3). L’appareil dominant de l’Église de France, héritier du « clergé jureur » et du clergé rallié est un soutien évident du Régime, de sa religion du « progrès » et de ses objectifs de « libération de l’individu ». Dans le domaine politique, cet appareil s’oppose directement au bien commun de la France sur trois points capitaux : l’européisme (depuis Pie XII et la « sainte économie romaine germanique »), le mondialisme (d’un Paul VI à l’ONU) et l’immigrationnisrne (dogme central de la « religion » politique du pape François).
Cela peut nous amener à abandonner un certain ultramontanisme auquel étaient attachés les contre-révolutionnaires du XIXe siècle et retrouver des positions plus « gallicanes » (les Cristeros [4] mexicains ont su ce qu’il en coûte de suivre aveuglément la politique vaticane).
Mais il serait absurde d’attaquer tous les catholiques par patriotisme alors que « la Manif pour tous » a montré que c’était une des cartes possibles de redressement national.
De même, attaquer comme s’il s’agissait de blocs monolithiques les Juifs, les francs-maçons ou les musulmans m’apparaît inapproprié et contre-productif. Chaque communauté se vit comme multiple, traversée de tensions et de contradictions. On ne peut reprocher à un être humain de refuser d’oublier les attaches dont il est l’héritier et de ne se voir qu’en « bon sauvage » jacobin. Et les attaques catégorielles indifférenciées ont pour effet principal de souder, dans un inévitable réflexe de défense, des communautés pourtant très diversifiées.
Je ne dis pas qu’il soit totalement illégitime d’essentialiser le catholicisme romain, le calvinisme, l’islam sunnite ou chiite ou le soufisme, le judaïsme talmudique et la franc-maçonnerie (5) qui n’ont cessé de se combattre au cours des siècles : il y a des constantes et des résurgences historiques et géopolitiques qu’on ne peut ignorer. Cette perspective métapolitique, voire métaphysique, a donné lieu à de grandes synthèses et a parfois dérivé dans un complotisme prétendant ouvrir toutes les serrures avec la même clef. Point de vue intellectuellement confortable — pour tout problème, on a d’avance une explication – mais assez proche d’une pensée paranoïaque (6).
Ce mode de raisonnement a souvent été adopté par les catholiques contre-révolutionnaires, non sans cohérence puisque, de ce point de vue, l’histoire est le théâtre théogonique où se joue la révolte du Démon contre le Créateur (7). Mais s’il est pris comme seule référence, il rend inutile toute analyse politique concrète.
Dans le cas de la bataille de Lépante, qu’est-ce qui a fait que la France, puissance chrétienne, n’est pas intervenue ? Seul le point de vue empirique (« l’empirisme organisateur ») amène à constater que la première nécessité pour h France était de sauvegarder son alliance de compromis avec les Ottoman; pour parer au danger le plus pressant, l’ambition hégémonique du Saint-Empire romain germanique (8).
Se recentrer sur la désignation du véritable ennemi
L’Action Française est une école de pensée d’action politique qui ne coïncide pas — pas totalement en tout cas — avec un raisonnement idéologique. Elle élabore une doctrine qui s’impose à ses membres en vue d’une cohérence dans l’action. Ce qu’elle dénonce et démonte, ce sont les systèmes métapolitiques qui s’opposent au bien commun de la cité. Mais elle n’impose à ses membres aucun système métapolitique particulier. Il est normal, voire vital, que chacun se réfère à ses propres clés mentales dans les domaines philosophique, religieux, esthétique, éthique, etc. Aristote ou Platon ? Saint Thomas d’Aquin ou saint Bonaventure ? Tolkien ou Bossuet ? Jean-Sébastien Bach ou le folk ? Guénon ou Maritain (avant son retournement de veste) ? La féodalité ou le Grand Siècle (voire l’épopée napoléonienne) ? Proust ou Céline ?… Les systèmes métapolitiques compatibles avec notre doctrine politique sont multiples et indéfinis. Maurras, Daudet, Bainville, Boutang, Debray avaient chacun leurs références métapolitiques propres, qui ne coïncidaient pas, et sur lesquelles ils s’exprimaient librement. Rien pourtant qui ressemble à une censure libérale subjectiviste (« à chacun sa vérité »). Non ! Toutes les références ne se valent pas mais peuvent être librement exprimées au sein de notre mouvement.
D’où l’utilité d’un « catéchisme » minimaliste d’Action Française pour laisser s’établir un libre débat intellectuel sans exclusive. Fixer des bornes à nos convictions communes libère la pensée. Soyons prudents dans l’enseignement des systèmes métapolitiques et concentrons-nous, en tant qu’école de pensée, sur la dénonciation de ceux qui ont montré leurs effets délétères pour le bien commun. Je pense notamment au « droit de l’hommisme »… Nous pouvons condamner très durement les principes qui ont justifié les désastres et les persécutions nés du jacobinisme, du communisme ou du fascisme, sans que cela nous empêche d’apprécier le style épuré de Jean-Jacques Rousseau, d’approuver les analyses de Marx sur l’économie féodale et l’économie bourgeoise, ou d’adhérer à l’éthique exigeante d’un Primo de Rivera.
Si la République, c’est Créon, il est normal que nous soutenions Antigone, mais en nous gardant d’oublier qu’on peut s’opposer à Créon pour des motivations beaucoup moins nobles ou justifiées que celles d’Antigone. Faute de quoi nous risquons de déconstruire le patient travail de synthèse de Maurras qui parvint à fédérer autour des idées contre-révolutionnaires le provincialisme, l’anarcho-syndicalisme, le nationalisme et bien d’autres raisons de s’opposer au républicanisme…
Il est donc essentiel de se le rappeler, notre ennemi n’est pas une catégorie ethnique, religieuse (9) ou idéologique particulière. Ce n’est pas non plus le financier du Cac 40. Gardons-nous de réduire notre analyse politique — et donc toute orientation stratégique — à un trop schématique contenu idéologique. Notre ennemi, c’est celui qu’un empirisme organisateur attentif et critique n’a cessé de nous désigner depuis plus d’un siècle, notre ennemi, c’est le régime républicain qui favorise délibérément les forces d’éclatement et de destruction de la nation française. [FIN] ■
* Dans le mensuel Action Française Université, mai 1971.
1. Historiquement, en Espagne, dans l’Empire ottoman, en Russie et en Europe centrale, on en veut moins aux Juifs de leur différence que de leur capacité à séduire les monarques et de s’emparer des places supérieures.
2. C’est un phénomène bien connu de la psychologie de la connaissance : plus on est éloigné des objets observés, plus on en voit les points communs — et plus on en est proche, plus on perçoit les différences.
3. « Malgré ses mérites et sa bonne volonté, la vieille droite catholique sert les intérêts du colonisateur, dans la mesure où elle donne au Pays réelle sentiment qu’il peut se sauver par la restauration d’un ordre social-chrétien qui lui épargnerait les risques et les dangers de la guerre de libération nationale. Aucun ordre social, chrétien ou pas, ne sera possible aussi longtemps que le parti de l’étranger (le germano–américain, le soviétique, le chinois, l’israélien) continuera d’opprimer notre peuple… L’abdication par l’épiscopat de sa fonction de defensor civitatis et son ralliement au socialisme devrait instruire là-dessus nos catholiques sociaux. » Pierre Debray (Aspects de la France, 7.1970)
4. En 1927, les Cristeros, paysans mexicains révoltés contre un gouvernement maçonnique violemment anticlérical, étaient sur le point de vaincre quand le gouvernement prit langue avec le Vatican : contre de vagues promesses d’apaisement, il obtint que Pie XI demande aux Cristeros de rendre armes et chevaux. Une fois le désarmement accompli, la persécution reprit de plus belle.
5. En déterminant une période : depuis Simon le Magicien ? depuis 1717 ?
6. Le secret ou le double langage cultivés dans certaines communautés suscitent naturellement des projections paranoïdes.
7. Le succès de la révolution russe (jusqu’à la prise de pouvoir totale par Staline) s’explique moins par la lutte des classes, peu développée en Russie, que par la revanche des ashkénazes russe; sur les pogroms dont ils furent victimes.
8. Paradoxe géopolitique qui perdurera jusqu’au XX’ siècle, exception faite de l’heureux intermède des traités de Westphalie de 1648 à 1792.
9. Sur la question musulmane, ce que nous avons d’abord à critiquer, ce n’est pas le musulman, ni ses usages culturels, ni même l’islam ou l’islamisme, mais la politique française d’immigration de masse et les tentatives odieuses de « clientéliser » l’électorat musulman.
Sociologue (université Pierre Mendès-France, à Grenoble) et essayiste, Miche! Michel est notamment un spécialiste des questions liées au communautarisme, à l’intégration et à la sociologie des diasporas. Il a travaillé sur ces sujets avec le Centre de formation des élus locaux (CEFEL). Au cours des années 1975-1980, dans les revues Débat royaliste, Je Suis Français et les Cahiers de Royaliste, il a engagé un dialogue avec Pierre Debray sur les questions de stratégie politique. Ce qui lui avait valu, à l’époque, d’être qualifié par un pamphlétaire d’inspirateur d’un… « trotskisme royaliste ».
Ces analyses de Michel MICHEL sont éblouissantes d’intelligence, de nuance sans édulcoration, de fidélité sans reniement tout autant que de fine connaissance des réalités contemporaines, des évolutions qu’elles ont traversées, du positionnement qui devrait s’ensuivre pour l’Action française. C’est dans ces cas-là qui ne sont pas si courants, que la pensée d’A.F. a quelque chose de très supérieur … On comprend que Maurras ait enragé que l’élite française ne l’ait pas entendu, pas écouté.
Et puis avoir osé imaginer qu’il nous faudrait peut-être classer l’Eglise parmi les états confédérés, il fallait le faire. En créer un 5e c’est une trouvaille et bien davantage. Merci ! Et bravo à la NRU d’avoir publié ce texte.
De fait il me semble qu’il y a une certaine tendance – qui s’est accrue depuis quelques années – à lier sujets religieux et politiques…