Il fut un temps pas si lointain – le rédacteur de ces lignes l’a vécu – où il était assez mal vu à l’Action française – parfois interdit – de citer Georges Bernanos. C’était la survivance de querelles anciennes que l’on n’avait pas su surmonter. Les choses ont bien changé aujourd’hui. Bernanos est très présent, très commenté, très louangé aujourd’hui à l’A.F. et, bien-sûr, au-delà. Mais en parle-t-on toujours en connaissance de cause ?
Je Suis Français a choisi de remonter aux sources de la relation entre Georges Bernanos, Charles Maurras et l’Action française dans son ensemble, en publiant de larges extraits de l’évocation qu’en donne Henri Massis* dans son Maurras et notre temps. Massis a vécu les événements qu’il relate de très près, il en a été l’un des acteurs, très proche des protagonistes. C’est, à notre sens, une source incontournable pour qui veut savoir et comprendre.
* Henri Massis — Wikipédia
Bernanos, c’était un camelot du roi…
Dès le premier moment de ce drame* qui devait si profondément marquer nos vies, Georges Bernanos, en vacances à Ciboure, nous avait crié de tout son cœur : « Il faut faire front, il faut faire front partout ! »
A l’égard du « passé » de l’Action française, Bernanos personnellement se sentait « libre ». Que voulait-il dire par là, et pourquoi tenait-il alors à me le « prouver » ? Qu’au retour de la guerre, en 1918, Bernanos eût « quitté » l’A. F., qu’il ne figurât plus sur ses contrôles, qu’il ne fût pas inscrit parmi ses « adhérents », ni parmi ses « ligueurs », tout cela ne signifie pas grand-chose. Bernanos, c’était un camelot du roi. Ce passé-là, il ne pouvait pas plus l’effacer alors qu’il ne l’abolira plus tard.
Bernanos restera jusqu’au bout ce vieux Camelot qui, au seul mot de démocratie chrétienne, entrait en transes et que les « larves modernistes et libérales » faisaient hurler. D’un certain « type » de camelot du roi, il avait ce rien d’anarchisme, d’irrespect, de « non conforme » qui est au fond de ce tempérament insoumis, bagarreur et « poignard ». Bernanos s’est toujours rêvé à la tête d’une petite bande de garçons français, de jeunes gaillards prêts à foncer pour faire de grandes choses ensemble. C’était déjà le rêve de son enfance, quand, gamin turbulent et farouche, à l’heure où son père, chaque matin, faisait la lecture de la Libre Parole, Georges écoutait « la haute voix grave, pleine de noblesse tendre et de tranquillité désolée, avec laquelle Drumont peignait la bassesse irrémédiable, les turpitudes du XIXe siècle expirant… » L’enfant Bernanos serrait les poings et se jurait, quand il serait grand, de « foutre tout ça en l’air » !
Il avait grandi parmi des ecclésiastiques, des religieuses, dans ce hameau de Tressin en Artois, où ses parents habitaient « une vieille demeure dans les arbres ». Il n’est pas exagéré de dire que toute sa jeunesse fut entourée de « soutanes »! Et quelle place le prêtre, le mystère du prêtre, de l’homme consacré à Dieu seul, ne devait-elle pas tenir dans son œuvre et dans sa vie ! Et sans doute est-ce sa sainte femme de mère qui lui donna, en formant son cœur à la Vérité éternelle, le sens de la vocation sacerdotale. Ce sens du prêtre, Georges Bernanos le lui doit, comme il lui doit ses tendances spirituelles, sa formation profonde. Avec ce visage, où tout, et jusqu’à la douceur, à la bonté, avait des traits inflexibles, quel contraste la mère de Georges n’offrait-elle pas avec son mari ! Le secret des deux natures qu’il y avait en Bernanos, de ces natures contradictoires qui se manifestèrent simultanément sans composer jamais, sans parvenir à fondre leurs contrariétés, sans pouvoir faire la paix entre elles, le secret de cette dualité déchirante qu’on sent au fond de son angoisse, n’est-il pas là ?
Je n’ai pas connu le père de Bernanos; mais Georges Bernanos m’a assez souvent parlé de lui pour que je me le représente sous l’aspect robuste, un peu vulgaire, d’un bon vivant, d’humeur épanouie et gaillarde, bâti en force et jouissant de la vie sans en perdre une bouchée ! Je l’imagine « homme d’un cheval et d’un chien », aimant la chasse, tirant la bécasse et le lièvre, aimant aussi les filles dont le charme ne devait pas le laisser insensible. Mais, à la table de famille, devant « la belle soupière fumante et le vin qui rit dans les verres », M. le curé avait son couvert mis, le dimanche et les jours de fêtes…
Aux « camelots du roi 1 », où il entra à vingt ans, Bernanos fit aussitôt partie de ce petit groupe de militants, de conspirateurs-nés, toujours à l’affût d’un complot, qui s’était intitulé les hommes de guerre, pour marquer tout ensemble leur goût de l’action poussée jusqu’à l’ultime sacrifice, et leur horreur de tous les conformismes, fût-il d’A.F. Leur vie, c’étaient la discussion – ils y passaient des heures – et la bagarre ! Oui, pour eux, l’Action française, c’étaient les nuits passées à l’imprimerie, rue du Croissant, le tumulte des jours de « siège » à travers les escaliers, les couloirs, et sous le porche de l’immeuble voisin du Vaudeville, chaussée d’Antin, où étaient alors installés les bureaux du journal et de la Ligue ; c’était la rude et saine camaraderie des combats au Quartier Latin, où, « maîtres du boulevard Saint-Michel, on allait la fleur à la bouche, l’insigne du lys à la boutonnière, la matraque au poing, suivi par les femmes et des camarades éblouis ». C’étaient aussi les discussions passionnées du Cercle Proudhon où, à l’appel d’Henri Lagrange, ce jeune prodige, et la main dans la main des ouvriers, on décidait de courir ensemble « sus aux conservateurs », aux « jaunes » de Biétry, à l’Action libérale du pantouflard M. Piou, à la « Ligue des Patrouillotes », des « honnaîtes-gens-provisoires », car tous, étudiants et jeunes travailleurs, se rejoignaient dans une aversion commune pour « les mous, les enrichis, les nantis » !
« Conservateurs, opportunistes, libéraux, s’écriait Bernanos de son étrange voix de tête, je ne fais pas cas de vous, ô végétariens !… Je ne nierai pas que vous ayez aussi un rôle à jouer dans l’aimable comédie de l’univers. Quel ? d’être mangés ! » Et il pouffait de rire et de dégoût ! (À suivre) ■
* Il s’agit ici de la condamnation de l’Action française par le Vatican en 1926 (Elle sera levée en 1939).
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1. J’emprunte ces détails aux récits de ses amis Maxence de Colleville, Ernest de Malibran et Georges Vaury. Cf. Georges Bernanos : essais et témoignages recueillis par Albert Béguin.
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