Il fut un temps pas si lointain – le rédacteur de ces lignes l’a vécu – où il était assez mal vu à l’Action française – parfois interdit – de citer Georges Bernanos. C’était la survivance de querelles anciennes que l’on n’avait pas su surmonter. Les choses ont bien changé aujourd’hui. Bernanos est très présent, très commenté, très louangé aujourd’hui à l’A.F. et, bien-sûr, au-delà. Mais en parle-t-on toujours en connaissance de cause ?
Je Suis Français a choisi de remonter aux sources de la relation entre Georges Bernanos, Charles Maurras et l’Action française dans son ensemble, en publiant de larges extraits de l’évocation qu’en donne Henri Massis* dans son Maurras et notre temps. Massis a vécu les événements qu’il relate de très près, il en a été l’un des acteurs, très proche des protagonistes. C’est, à notre sens, une source incontournable pour qui veut savoir et comprendre.
* Henri Massis – Wikipédia
Pour « gagner le pain de son ventre »…
A la fin de la guerre, en 1917, Bernanos s’était marié, et Léon Daudet avait été son témoin. Par un singulier paradoxe, cet apologiste du risque devait, en 1919, entrer comme inspecteur d’assurances à la Nationale, qui l’expédia à Bar-le-Duc visiter la clientèle de Lorraine et de Champagne ! Bernanos allait désormais employer les deux tiers de son temps à « gagner le pain de son ventre » et celui de sa famille.
Les soirs de cafard, il écrivait ce qu’il avait dans la tête, en quelque hôtel du Commerce ou quelque Terminus, « entre deux tablées de manilleurs, sous le regard de la caissière, et dessus ces beaux papiers à en-tête » des buffets de gare qui lui étaient familiers : « J’ai entretenu aujourd’hui dix-sept bonshommes (sans compter les femelles généralement présentes au débat) des bienfaits de l’assurance, en compagnie d’un de mes Agents, ancien notaire, — Johannet (1), qui croit à ces ruminants, aurait bien dû prendre ma place ! », m’écrivait-il, minuit sonné, sur le marbre d’un mastroquet de Nancy. Et bien que Bernanos n’aimât guère se plaindre des méchancetés du sort, il ajoutait : « Je ne m’amuse pas. Je serre les dents. Mais comme je suis drôlement organisé, mon ami ! Je vous assure (vous savez que je ne fais pas de phrases) que je trouve une sorte de joie féroce à ces complications du malheur ! Je ne suis évidemment pas fait pour la joie. Jamais la farce de la vie ne m’a paru si haïssable !… Ah ! nous vivons et mourons dans l’épaisseur, mon ami… »
Errant sans cesse dans la lumière et l’odeur des gares, voyageur fourbu, éreinté par les nuits passées en des salles d’attente, courant les provinces pour y faire son métier d’assureur, Bernanos avait pratiquement rompu avec Paris… Non seulement il vivait à l’écart du « monde littéraire » (« le plus justement décrié », disait-il), mais il n’avait plus guère de contacts, en ce temps-là, avec l’Action française dont il blaguait « la politique parlementaire » : Léon Daudet n’était-il pas député ? Que la Chambre fût alors « bleu-horizon » ne faisait qu’ajouter au dégoût de Bernanos pour le Parlement et « ses sinistres bonshommes » !
On ne le revit à l’A. F. qu’en 1925, lorsque parut le retentissant article de Daudet sur le Soleil : « C’est vraiment beau ! » s’était aussitôt écrié le cher Léon; et, le premier, Daudet avait tenu à dire qu’ « une grande force intellectuelle et imaginative venait d’apparaître au firmament des lettres françaises » ! Mais quand Bernanos montait, rue de Rome, à la rédaction du journal, c’était pour y voir Daudet ou Maurras, car il n’y connaissait presque plus personne. La plupart de ses camarades qui, comme lui, étaient d’A. F. avant 14, étaient morts à la guerre : Yves de Colle-ville, Charles de Malibran et combien d’autres, avaient été tués ! Les survivants, comme son cher Bouteiller, s’étaient égaillés, repris par cette chienne de vie, mal résignés à crever dans la peau d’un « ancien combattant » n’ayant pas eu la veine de rester là-haut, sur la Marne ou à Verdun. (À suivre) ■
(1) René Johannet venait de publier son Éloge du Bourgeois français dans les « Cahiers Verts ».
* Parties précédentes [1] [2] [3]
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source