Il fut un temps pas si lointain – le rédacteur de ces lignes l’a vécu – où il était assez mal vu à l’Action française – parfois interdit – de citer Georges Bernanos. C’était la survivance de querelles anciennes que l’on n’avait pas su surmonter. Les choses ont bien changé aujourd’hui. Bernanos est très présent, très commenté, très louangé aujourd’hui à l’A.F. et, bien-sûr, au-delà. Mais en parle-t-on toujours en connaissance de cause ?
Je Suis Français a choisi de remonter aux sources de la relation entre Georges Bernanos, Charles Maurras et l’Action française dans son ensemble, en publiant de larges extraits de l’évocation qu’en donne Henri Massis* dans son Maurras et notre temps. Massis a vécu les événements qu’il relate de très près, il en a été l’un des acteurs, très proche des protagonistes. C’est, à notre sens, une source incontournable pour qui veut savoir et comprendre.
* Henri Massis – Wikipédia
« Cela qui vous manquait, nous l’avions… »
On le vit bien* quand, en novembre 1926, au chevet de son père à l’agonie, il interrompit ses prières pour rédiger d’un jet cette lettre à la Revue fédéraliste, où il prenait ouvertement position pour Maurras.
« Seul, seul à l’oser dire publiquement, je me tourne vers l’homme dont la grande âme indomptable espère toujours, parce qu’elle ne, connaît pas le mépris. Je n’ai aucun titre à parler de l’Action française car, depuis bien des années, je ne figure plus sur ses contrôles. La passion politique est ici bien dépassée, la haine fait silence, et l’admiration même se tait. Que ceux qui sont trop vils pour regarder une conscience mise à nu baissent las yeux. Je vous demande pardon, Maurras, au nom des catholiques que vous avez associés au moins de cœur à votre oeuvre immense. Tout ce que le génie peut dispenser de lui-même, vous l’aurez prodigué sans mesure. Nul ne sait mieux que nous la puissance et la portée de votre effort, lorsqu’une admirable générosité intellectuelle nous conduisait jusqu’aux frontières mêmes de la foi. Mais le génie a eu sa part de la malédiction jadis portée contre notre nature ; il doit être aussi racheté. Or cela qui vous manquait, nous l’avions, nous. Nous étions le levain qui travaille la pâte du dedans et rend efficace le labeur de l’ouvrier. Vous nous donniez le génie, nous vous apportions l’indispensable, la divine Charité. Hélas ! une fois de plus, nous n’aurons pas assez agi, assez prié, assez aimé. La bénédiction que nous demandions pour vous et pour l’oeuvre commune, nous l’aurons sans doute implorée en vain, d’un cœur trop lâche. Voilà que nous vous manquons au moment décisif. Voilà que nous sommes, au contraire, pour votre grande âme dévorée d’inquiétude dans son tragique isolement, un scandale intolérable. Comptables de vous à Dieu, Maurras, nous vous demandons pardon. »
Le scandale, hélas, trop de catholiques le voyaient ailleurs ; et le noble cri de Bernanos jeta dans leur troupe la confusion et la gêne que causent inévitablement aux âmes faibles les exigences de l’amour. A peine Bernanos, par ses seuls moyens, l’avait-il fait entendre qu’ils n’eurent plus qu’une hâte : le désavouer, le mettre à part, et séparer leur « cause » de celle de l’intrépide qui n’avait demandé conseil à personne pour se porter où la justice et l’honneur voulaient qu’il fût. « Je reçois une lettre du pauvre Y… qu’une semonce publique (dit-il) de Maritain et de l’abbé Lallement a effondré, m’écrivait alors Bernanos. Répétant sans doute les propos de ces messieurs, il me rappelle généreusement que « la franchise et la. générosité ont des audaces parfois regrettables ». On ne peut mieux dire en patois, et, depuis longtemps, l’Exégèse des Lieux communs m’avait renseigné là-dessus. Voulez-vous prier qu’on me fiche personnellement la paix ?» Bernanos avait bien d’autres « scrupules » que ceux-là : « Je pense, ajoutait-il d’ailleurs, je pense avec désespoir aux braves et simples cœurs qui vont croire, à la lecture de mes lettres, que je m’attribue quelque autorité sur les consciences. Mais je me moque des prétentieux ou des nigauds qui vont disant que j’ai obéi « à l’élan de mon âme généreuse » ou quelque chose d’approchant... »
« Créer un scandale » — oui, certes, Bernanos l’avait cherché— « comme dans certaines maladies, un médecin favorise la fièvre ». A tout prix, il eût voulu « tirer les catholiques d’un silence intolérable ». « Dès lors que le pape avait parlé, me disait-il alors, Maurras devait passer à l’arrière-plan ou plutôt (je m’exprime mal) on ne devait plus entendre que nous. Nos cris d’indignation ou de douleur eussent sans doute amené à des éclaircissements, à des précisions indispensables. Comme il arrive toujours, le gros eût rallié ceux qui s’affirmaient publiquement avec éclat. La multitude des catholiques d’Action française eût ainsi pris conscience d’elle-même, en tant que force indépendante, et le projet tout théorique de Maritain fût devenu une réalité vivante. Ce pouvait être le point de départ d’un renouvellement spirituel dont l’A. F. avait bien besoin, car elle manque déplorablement de vie intérieure. Nous retombons à pic dans le « Politique d’abord » interprété dans sa lettre. Notre dépendance éclate à tous les yeux. Ceux qui ne la ‘voient pas ont, comme dit le poilu, une santé !!! » (À suivre) ■
1. Entre autres imputations fausses, l’archevêque de Bordeaux n’écrivait-il pas à propos de « prétendues lois physiques dont la société relève exclusivement » « c’est ce qui fait dire au chef de l’Action française : « Défense a Dieu d’entrer dans nos observatoires » — phrase qu’on chercherait en vain dans tonte l’oeuvre de Charles Maurras et qui ne s’y trouve ni dans l’esprit ni dans la lettre. Dix ans plus tard,, les démocrates-chrétiens de Temps prisent reconnaissaient eux-mêmes que la lettre du cardinal Andrieu contenait « des erreurs matérielles ayant parfois l’aspect de véritables abus de confiance intellectuelle ».
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