Par Michel De Jaeghere.
« Aucune figure n’émerge de l’histoire du Moyen Âge avec la même clarté et la même vivacité. » Cet éditorial du Figaro Histoire (15.05) n’appelle pas de commentaire. Il doit simplement être lu dans un esprit de plein accord en ce mois de mai du centenaire de l’institution de la Fête Nationale de Jeanne d’Arc et de sa canonisation.
C’est la plus incroyable des histoires. Il y a du merveilleux, des secrets, des mystères, de la gloire et des larmes. Des prodiges d’héroïsme, un concert de lâchetés. Il y a des batailles et des chevauchées, des exploits de chevalerie dignes d’une épopée, des retournements de situation qui réduisent à rien la rhétorique des habiles et des raisonnables, des surprises qui font croire au miracle. Elle s’achève au bout de deux ans dans les flammes d’un bûcher où meurt une jeune fille de dix-neuf ans en prononçant le nom de Jésus.
On s’y perd parfois dans la complexité de l’époque comme dans la plus profonde des forêts. Il y a deux rois, un régent, un cardinal, deux ou trois papes, et l’on peut, en une journée de cavalcade, changer plusieurs fois d’obédience entre Bourguignons, Armagnacs et Anglais. On y croise des saints et des anges, des courtisans vêtus de brocart, des docteurs de la loi à col d’hermine, des paysans et des chevaliers, des religieux et des soudards, des bâtards grands seigneurs et des princes dégénérés. Des collaborateurs qui se croient patriotes, des résistants plus soucieux de leurs querelles que de bouter l’Anglais hors de France.
On s’y émerveille de la fraîcheur de la jeunesse qui chevauche dans l’odeur d’herbe mouillée. Du courage et de la peur surmontée. Des vies offertes et des surprises que réserve l’amitié. De l’éclat des matins de victoire, quand le bonheur est sans mesure, quand le cœur paraît près d’éclater. On s’y effraie de trouver, aux jours de tristesse, tant d’évêques prévaricateurs et de prélats stipendiés, d’officiers résignés à l’obéissance, de juges aux ordres et de notaires qui font des faux. On s’y étonne de compter sur les doigts de la main les figures par lesquelles l’honneur est sauvé.
On y assiste au sacre d’un roi de France dans une cathédrale pavoisée, avant d’être plongé dans les arcanes d’un procès truqué. On y est enveloppé dans les intrigues de cour, les rivalités de parti, les abandons et les défaites ; ballotté entre les calculs des politiques, la veulerie des diplomates, la trahison des clercs. On y vit des journées de captivité, des nuits passées dans les fers, le silence et le doute, la douleur de ne plus savoir ce que commande le devoir, la peur de la mort par le feu, l’égarement que suscite l’abus d’autorité. On y pleure au pied d’un bois de justice devenu l’instrument de l’iniquité, dans l’odeur âcre de la fumée.
C’est la plus incroyable des aventures: elle a changé le cours de notre histoire. Au cœur d’un drame féodal, elle place sur le devant de la scène une petite paysanne illettrée. Elle ne connaît, dit-elle, ni son «a» ni son «b», elle a dix-sept ans à peine, et elle comprend d’instinct ce qui échappait au conseil des docteurs et des sages: que son pays ne sortira de la guerre civile et de l’occupation étrangère qu’en restaurant d’abord le principe de l’autorité. Quand Jeanne quitte Vaucouleurs, le 22 février 1429, l’héritier de la couronne de France est un jeune homme de vingt-six ans peu préparé à sa tâche (il n’était que le cinquième fils de Charles VI) ; il n’est qu’un prétendant contesté. Dénué de ressources, errant, proscrit, menacé de devoir bientôt se replier en Dauphiné ou s’exiler à l’étranger. Quand elle est capturée, un an plus tard, à Compiègne, elle a fait de lui, par la victoire et par le sacre, le garant de l’indépendance de la France et la clé de sa reconquête sur le parti de l’étranger. « Du point de vue le plus terrestre, du point de vue politique, écrit avec admiration le sceptique Jacques Bainville, ce qu’il y a d’incomparable chez Jeanne d’Arc, c’est la justesse du coup d’œil, le bon sens, la rectitude du jugement. Pour sauver la France créée par ses rois, confondue avec eux, il fallait relever la royauté. Pour relever la royauté, il fallait rendre confiance et prestige à l’héritier.»
C’est le plus poignant des face-à-face. Jugée pour hérésie, schisme, apostasie, scandale, menacée d’être brûlée vive, Jeanne comparaît devant l’évêque de Beauvais, qu’assiste le vice-inquisiteur de France. Plus de quarante prélats siègent à leurs côtés: évêques ou canonistes, avocats de l’officialité, religieux ou chanoines, maîtres de l’Université. Tout au long de ses interrogatoires, sans avocat, sans conseil, elle leur tiendra tête en énonçant dans une langue claire, tranchante, imagée, les tranquilles évidences de sa foi.
Face aux grandeurs d’établissement, aux puissances du temps, à ceux qui ont «mandat» de parler, elle illustre comme personne la phrase de l’Evangile: « Je te bénis, Père, (…) d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits.» (Matthieu, 11, 25). Et encore: «Et quand on vous emmènera pour vous livrer, ne vous préoccupez pas de ce que vous direz, mais dites ce qui vous sera donné sur le moment: car ce n’est pas vous qui parlerez mais l’Esprit-Saint.» (Marc13, 11).
C’est la plus incroyable des histoires, et pourtant elle est vraie. Aucune figure, peut-être, n’émerge de l’histoire du Moyen Âge avec la même netteté. Aucune n’est aussi bien documentée. L’aventure de Jeanne d’Arc, cette comète dans un ciel d’encre, a fait l’objet de deux procès. Celui qui la condamna au bûcher, et celui qui, vingt-cinq ans plus tard, vit l’Eglise la réhabiliter, alors qu’étaient encore vivants nombre de témoins, d’acteurs, de sa vie et de son épopée. Cent vingt-huit d’entre eux y furent interrogés, et l’essentiel de leurs dépositions nous a été conservé, comme l’avaient été les minutes des interrogatoires de Jeanne. Elles donnent sur son enfance, sa vie, son caractère, ses actes, plus de précisions qu’on n’en a sur aucun des personnages de notre histoire. Elles nous font connaître sa fraîcheur, sa vivacité, son goût de la repartie moqueuse et son solide bon sens, son rire, ses insolences, ses doutes, ses angoisses, sa foi d’enfant, jusqu’au pied du bûcher. Elles font plus: à six cents ans de distance, elles nous font entendre sa voix. Cette voix est celle-là même de la jeunesse et de l’innocence, de la vaillance et de la générosité, de l’amour de sa terre et de l’amour de Dieu, inextricablement liés. Rarement, elle aura atteint, depuis Antigone, une telle intensité. Elle est inoubliable. ■