Il fut un temps pas si lointain – le rédacteur de ces lignes l’a vécu – où il était assez mal vu à l’Action française – parfois interdit – de citer Georges Bernanos. C’était la survivance de querelles anciennes que l’on n’avait pas su surmonter. Les choses ont bien changé aujourd’hui. Bernanos est très présent, très commenté, très louangé aujourd’hui à l’A.F. et, bien-sûr, au-delà. Mais en parle-t-on toujours en connaissance de cause ?
Je Suis Français a choisi de remonter aux sources de la relation entre Georges Bernanos, Charles Maurras et l’Action française dans son ensemble, en publiant de larges extraits de l’évocation qu’en donne Henri Massis* dans son Maurras et notre temps. Massis a vécu les événements qu’il relate de très près, il en a été l’un des acteurs, très proche des protagonistes. C’est, à notre sens, une source incontournable pour qui veut savoir et comprendre.
* Henri Massis – Wikipédia
« Un égaré… »
Un égaré, oui, voilà ce qu’était devenu Bernanos, ce qu’il n’allait plus cesser d’être, avec son pauvre visage dévoré d’angoisse. Un égaré qui se repaît de mots, les répète inlassablement, les frappe d’autant plus fort qu’ils ne sonnent plus, qu’ils sonnent le creux, vidés qu’ils sont de leur sens, de cette réalité qu’ils avaient dans un certain vocabulaire, dans une certaine doctrine, celle que Bernanos détestait, mais qui le hantait toujours ! Il ne va plus cesser de souffler sur le pauvre petit tas d’idées en décombres où il met le feu, s’efforçant de s’y enflammer lui-même, de monter sur ce trépied dérisoire, d’où il vaticinera, d’où il lancera des mots, des mots de colère, des mots de défi, mais rien que des mots, des mots ! Ces mots, il aura beau les mettre dans la bouche de certains hommes qu’il hait désormais d’une haine impuissante, il ne peut faire que, sous sa haine, on ne sente encore la puissance et les mouvements de l’amour !
— Mais ses injustices, dira-t-on, ses violences ?
— Ce ne sont que des fidélités tumultueuses, les emportements du dépit ! On ne saurait être déçu sans être injuste, et c’est sa déception qui jette Bernanos dans cette littérature imprécatoire. Pour échapper à ce que cette haine amoureuse a de charnel, ne lui faudra-t-il pas faire de ses victimes des abstractions, des entités désincarnées, recomposées à sa manière, qu’il couvre d’épithètes injurieuses, toujours les mêmes, et qui reviennent sous sa plume épuisée comme les idées fixes, les obsessions angoissées de sa névrose ?
Oui, celui que Bernanos appelait « son frère » ne sera plus dorénavant qu’ « un intellectuel desséché jusqu’aux moelles, une bête à Jugements ! » Et puis après ? Bernanos pourra bien nous peindre a « M. Paul Claudel » sous des traits qui font de lui « un plus proche parent de M. Turelure que de la jeune fille Violaine », nous le montrer comme un homme qui avait laissé au Brésil la réputation d’un « Champenois d’affaires peu naïf », (et Bernanos aurait pu ajouter à tous ces traits ceux de l’administrateur de Gnôme et Rhône qui, pour faire oublier son Ode au Maréchal, pour se « dédouaner de Vichy », se portera volontairement témoin à charge au procès de Charles Maurras) eh bien, malgré tout cela, Georges Bernanos l’aimait encore ce Claudel ! N’avait-il pas vu dans le « génie claudélien » les éléments de la grande réaction catholique, dont il avait si longtemps rêvé, et ne gardait-il pas toujours sur son cœur la lettre magnifique que Claudel lui avait écrite après le Soleil de Satan ? Enfin et surtout, il y avait Maurras, Maurras que Bernanos ne lâchera plus, qu’il va suivre à la trace, harceler à tout propos, hors de propos, sans pouvoir ni s’en défaire ni s’en déprendre, car c’est ainsi que Bernanos lui est demeuré fidèle !
Ah! que Bernanos, au plus fort du déni, avait donc raison de dire : « M. Charles Maurras ne me sera, ne nous sera jamais étranger; il nous tient de trop près, il nous tient à l’âme ! » Et ce mot d’imbécile dont Bernanos va faire à satiété son injure, ce spasme où se déchargent ses rancunes et ses rancœurs, n’est-ce pas une sorte de cri maurrassien ? Imbécile ! Imbécile ! cet ultime mot qu’il éructe avec une sorte de rage triste, c’est l’écho du : Tuons-le ! Etranglons-le ! qui échappe au Maurras polémiste, face à l’obscure, à l’irrémédiable méchanceté – ou à la radicale stupidité d’un être. « Homme admirable, homme unique ! » disait Bernanos en parlant de Maurras, au temps de la grande épreuve, quand lui-même, Bernanos, prenait une part retentissante aux fameuses réunions de l’Action française à la salle Bullier (ce ne fut que deux ans plus tard au début de 1932 qu’il passa de Maurras à Coty !).
« Chaque nuit, racontait-il alors à Maurice Martin du Gard, chaque nuit, Maurras est envahi, harcelé par une bande dont il sait mieux que quiconque lits trous. Oui, une bande de c…! Mais la Cause, il faut sauver la Cause! Quel mystique ! Quel courage pour soutenir ce train d’enthousiasme et de haine ! Et qu’il souffre, je l’aime ! » — « Quand Maurras, ajoutait Bernanos, quand Maurras eut à se détacher de Gressent-Valois, dont tout un public avait longtemps accepté les balivernes, souvent saisissantes et justes d’ailleurs, eh bien, Maurras dut inventer et renouveler tout un stock de qualificatifs infamants et d’anecdotes atrocement pénibles ! Et, assis à sa table, il ne le faisait pas de gaieté de cœur, je vous l’assure. Qu’en dites-vous ?
N’est-ce pas admirable ? Maurras est seul et il sauve la France. Il sauvera le monde ! » Et c’est le même Charles Maurras que, désormais, Bernanos chargera de tous les méfaits, de tous les crimes, de tous les péchés du monde, qu’il rendra responsable de la campagne d’Ethiopie, de l’affaire d’Espagne, de Munich, des progrès de l’hitlérisme par « son dérisoire et provocant partage des Allemagnes » ! Et Bernanos, pour se donner du cœur à l’ouvrage, pour renouveler, lui aussi, son « stock d’injures, » Bernanos appellera Péguy et sa « mystique » à la rescousse; il se référera, il s’appuiera aux textes de Péguy comme sur des béquilles; et pour reprendre souffle et en gonfler le sien, il recopiera dans ses livres des pages et des pages entières de Péguy, il les paraphrasera sans relâche aux fins de ravaler Maurras, comme Péguy, lui, avait ravalé Jaurès.
Ah! oui, Maurras lui tenait à l’âme, comme Jaurès avait tenu à l’âme de Péguy. Que reprochait Péguy au jauressisme ? D’avoir contaminé l’esprit révolutionnaire, qui était essentiellement généreux, d’en avoir fait un bas esprit de sabotage et de dénigrement, d’avoir fait du socialisme, qui était un système économique de la saine et juste organisation du système social, un système de la désorganisation du travail, une excitation des instincts bourgeois dans le monde ouvrier ! Et Bernanos, lui, que reprochait-il au maurrassisme ? D’avoir fait la critique de la démocratie, et cela définitivement, pour toujours, mais de n’avoir fait que de la critique, une critique qui n’avait pas été fécondée par l’acte et qui avait sombré dans la politique. Ah! comme l’équivoque opposition péguyste entre la « politique » et la « mystique » devait servir au reniement de Bernanos ! Pour lui, Bernanos, le maurrassisme, c’était, du moins ç’avait été une mystique ! — Maurras, quel mystique ! disait-il naguère encore — et voilà que « Monsieur Maurras e faisait de la politique, de la politique nationaliste:; « comme Clemenceau », quand il s’agissait de faire, « le coup de force » ! (À suivre) ■
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