Il fut un temps pas si lointain – le rédacteur de ces lignes l’a vécu – où il était assez mal vu à l’Action française – parfois interdit – de citer Georges Bernanos. C’était la survivance de querelles anciennes que l’on n’avait pas su surmonter. Les choses ont bien changé aujourd’hui. Bernanos est très présent, très commenté, très louangé aujourd’hui à l’A.F. et, bien-sûr, au-delà. Mais en parle-t-on toujours en connaissance de cause ?
Je Suis Français a choisi de remonter aux sources de la relation entre Georges Bernanos, Charles Maurras et l’Action française dans son ensemble, en publiant de larges extraits de l’évocation qu’en donne Henri Massis* dans son Maurras et notre temps. Massis a vécu les événements qu’il relate de très près, il en a été l’un des acteurs, très proche des protagonistes. C’est, à notre sens, une source incontournable pour qui veut savoir et comprendre.
* Henri Massis – Wikipédia
Partir…
Au début de 1935, abandonnant son mobilier, ses livres, sa maison de La Bayorre, ce village du Midi où il s’était installé après sa rupture avec Maurras, Bernanos partit pour les Baléares.
Il y terminera son chef-d’oeuvre le Journal d’un Curé de campagne et jettera les manuscrits de Monsieur Ouine et du Mauvais Rêve au fond d’un tiroir.
C’est là que la guerre civile espagnole viendra le surprendre, puis l’en chasser. Désormais Bernanos n’écrira plus de romans. L’appel des événements va le rejeter, aux approches de la cinquantaine, dans une action où il trouvera l’occasion de « défendre sa querelle, sa propre querelle », comme sa jeunesse entendait déjà la défendre, avec passion, avec rage, avec feu, de toute son âme, ne sachant trop, au reste, ce qu’il défend, mais le défendant quand même, non seulement pour l’honneur, mais pour faire enrager tous ceux qui le- dégoûtent et pour s’exalter lui-même à l’atrocité de ce monde qu’il voit à la veille de s’anéantir !
L’absurdité de l’univers, voilà le trépied de cet Ézéchiel qui ne cessera plus de vomir son tourment dans les grands cimetières sous la lune, d’en animer des « escadrons d’images », qui l’emporteront dans le char d’Elfe, au milieu des chevauchées des anges justiciers !
De ce volcan qui lançait son tonnerre, les laves semblent déjà bien refroidies, figées qu’elles sont en abstractions mortes ! A ces mots de Justice, d’Honneur, de Foi, à ces grandes abstractions que sa jeunesse appelait ses amies – Bernanos ne cessera plus de s’arc-bouter désespérément ! C’est de son propre délaissement qu’elles pâtissent, ces délaissées, depuis que Bernanos n’a plus à leur dévouer que son impuissante colère pour leur rendre un souffle de vie ! Au fond du regard anxieux que leur jette cet affamé, cet enragé d’absolu, c’est son propre désespoir qui brille d’une lueur trouble. Il a beau s’en repaître, répéter de plus en plus haut, de plus en plus fort, ces belles phrases où il s’égosille : « Jeter sa vie dans la mêlée… Aborder le grand face à face… Ne prendre contact avec les choses que par la pointe sublime et qui perce le coeur », Bernanos a beau, dis-je, manifester sa hauteur, son dédain des médiocrités et orgueilleusement se redire : « Entre deux hypothèses, la plus magnifique est, de deux solutions d’un même cas, celle qui déchire », il n’y a plus sous ces maximes superbes que des mots, rien que des mots, un verbalisme dont la sonore magnificence ne peut masquer l’inanité !
Sa conduite est si enfantine, ses desseins sont tout ensemble si ambitieux et si instables, sa volonté si faible sous sa mâle apparence, on sent cet « homme d’action » si mal à l’aise dans l’action, si inégal à toutes les situations où il s’engage, que jamais l’engagement, la doctrine de l’engagement n’apparaît plus triste, plus misérable, et l’activisme plus dérisoire, que dans ces avatars de Bernanos ! L’engagement, c’est la « sinistre maladie des faux rédempteurs imbus de violences », « l’impuissante frénésie de tous les ennemis de ce qui est»(1) Ah! Berrianos le sentait bien qui, à de certaines heures, se prenait lui-même à dire aux « hommes d’action » : « A vous, ce n’est pas mon affaire ! » Ecrivain-homme d’action, c’était pourtant ce que voulait, ce que Bernanos croyait être : « Imagine-t-on que si je n’avais pas attaché d’importance à mon oeuvre polémique, j’y aurais sacrifié mes romans ?» disait-il encore à l’approche de la mort. Mais ses romans, eux, avaient été la sublimation de ces événements temporels dont il n’arrivait pas à se dépétrer ! L’acte d’écrire constituait pour Bernanos l’ « alibi d’une action qui, en réalité, le fuyait »… Ne pas savoir où l’on va, mais y aller quand même, ce peut être le mouvement profond du romancier, l’abandon à ce que la création a d’irresponsable, mais ce n’est point, ce ne peut pas être l’attitude de l’homme d’action qui, lui, doit agir sur l’événement. Un homme d’action n’est pas entraîné : il guide; aussi lui faut-il d’abord ordonner sa pensée, savoir ce qu’il fait et pour quoi il le fait, car son objet est de faire arriver ce qu’il faut qu’il arrive. Dans cet ordre, comme dans tous les autres, Bernanos avait pris le parti d’accepter le mystère, de lui tout consentir et de tout en attendre. Dans l’action, le « mystère est notre ennemi, notre unique péché, la source de nos défaillances et de nos duplicités ». Passe encore de le subir, mais l’accepter, c’est se démettre et consentir à l’imposture, tout livrer aux parties honteuses de l’ombre ! Mais plus profondément, et sous la domination du malheur, Bernanos se heurtait à un autre mystère, à un mystère réservé, enfoui au plus secret de son cœur. (À suivre) ■
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