Par François Schwerer.
Une institution nationale vient de rappeler aux technocrates de l’Union européenne qu’il n’existe pas de super-État fédéral, et que la BCE ne doit pas être un instrument politique.
Le 5 mai 2020, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a estimé que la Bundesbank devrait, dans les trois mois, cesser d’acheter des emprunts d’États de la zone euro pour le compte de la BCE si cette dernière ne prouvait pas que ces achats étaient justifiés. C’est la première fois de l’Histoire qu’une cour constitutionnelle d’un pays membre de l’UE a jugé que les actions et les décisions d’une institution européenne ont outrepassé les compétences qui lui ont été attribuées en vertu des traités.
La Constitution, garante de l’ordre juridique des pays membres
La cour de Karlsruhe, contrairement à toutes les juridictions françaises qui ont fini par accepter la soumission du droit français au droit européen, estime que c’est la loi fondamentale allemande qui fondamentalement reste la norme juridique souveraine. En France, lorsqu’une décision d’une institution européenne vient heurter le droit fondamental, le Gouvernement s’empresse de plier ce dernier aux « avancées européennes », sans consulter le peuple, mais en réunissant le Parlement en Congrès. En privant ainsi le peuple de sa faculté de s’exprimer, il contribue à discréditer un peu plus chaque fois la vie politique aux yeux des citoyens.
En se prononçant ainsi dans une affaire monétaire, budgétaire et financière, la Cour de Karlsruhe remet à l’endroit la hiérarchie des textes et des normes. La politique ne se limite pas à la mise en œuvre de mesures économiques de court terme ; la politique « ne se fait pas à la corbeille » ! Pas plus qu’elle ne dicte la politique, l’économie ne doit pas fonder le droit ; elle doit le respecter. Elle doit le respecter d’autant plus qu’il est l’expression de la souveraineté populaire. Le pouvoir politique allemand n’a accepté l’indépendance de la Banque centrale européenne que parce que l’euro sert les intérêts économiques allemands. Si l’euro devait conduire à adopter des mesures qui ne serviraient pas les intérêts allemands, alors le pouvoir politique aurait l’obligation de les combattre. La Cour met donc les intérêts nationaux au-dessus des intérêts européens, ce qui est normal puisqu’il n’existe pas de peuple européen.
Ce faisant, la Cour de Karlsruhe révèle au grand jour que, dans les autres pays de l’Union, le pouvoir judiciaire a abdiqué toute indépendance vis-à-vis des partis qui se partagent les pouvoirs législatif et règlementaire avec le soutien actif des médias. À une époque où tout le monde s’abrite derrière le concept de démocratie pour justifier n’importe quelle position, la Cour vient rappeler que dans une démocratie le moins que l’on puisse faire est d’écouter et respecter la volonté du peuple.
Les hauts magistrats allemands ont rappelé que nul ne peut permettre à son Gouvernement, à son Administration et à son Parlement de violer sa propre Constitution au motif que les institutions de l’Union européenne ont adopté certaines décisions et soutiennent avoir agi dans les limites de leurs compétences. Ces magistrats ne font que rappeler l’ordre des choses.
Objet particulier de la décision allemande
La décision de la Cour de Karlsruhe ne concerne pas une action de la BCE pour faire face à la crise économique et financière déclenchée par les mesures de confinement actuelles mais une décision de son ancien président, Mario Draghi, datant de 2015. Force est de constater que Christine Lagarde est allée encore plus loin que son prédécesseur dans la façon de s’affranchir des contraintes imposées par les traités.
Ce que la Cour de Karlsruhe a visé, c’est le fait que la BCE, dans ses rachats de dettes, s’est affranchie de la règle de proportionnalité qui lui est imposée. En effet elle ne devait, en principe, racheter des dettes qu’à proportion de la participation de chaque pays dans son capital. Or les besoins de l’Italie (et de la France) étaient, déjà en 2015, nettement plus importants que ceux de l’Allemagne, alors que sa (leur) participation au capital de la BCE est très largement inférieure. Et le fossé ne fait que s’élargir, ne serait-ce que dans la mesure où le secteur économique le plus touché aujourd’hui est celui du tourisme, plus important en Grèce, en Espagne ou en Italie qu’en Allemagne ou aux Pays-Bas.
La BCE a donc trois mois pour justifier ses achats et son respect des règles de proportionnalité faute de quoi la Bundesbank sera contrainte de s’en retirer et de revendre les 534 milliards d’euros d’obligations publiques qu’elle détenait en son nom fin avril.
Le 10 mai, la présidente de la Commission européenne a menacé l’Allemagne d’une possible procédure en justice. « Je prends la chose très au sérieux », a déclaré Ursula von der Leyen dans une réponse écrite à une question de l’élu écologiste allemand du Parlement européen Sven Giegold, qui a publié cette lettre sur son compte twitter.
Le jugement allemand n’est pas passé inaperçu notamment dans des pays comme la Hongrie ou la Pologne, qui ont maille à partir avec la Commission et la justice européenne en raison de restrictions de « l’état de droit » dont ils sont accusés chez eux.
L’Allemagne est-elle mieux gérée ?
Si l’on replace la décision de la Cour de Karlsruhe dans son contexte politique, il convient de rappeler que l’Allemagne était entrée dans l’euro avec un mark fortement dévalué. Cela résultait autant de la réunification de l’Allemagne où Helmut Kohl avait réussi le plus invraisemblable tour de passe-passe monétaire (en décidant que pour les entreprises un Deutschemark vaudrait deux Ostmarks alors que pour les particuliers, un Deutschemark vaudrait un seul Ostmark) que de l’ineptie du « Franc fort » colportée par Jean-Claude Trichet. À l’époque, François Mitterand voulait l’arrimage de l’Allemagne à l’Europe coûte que coûte. Il en est résulté que l’économie allemande a peu à peu entièrement phagocyté la totalité des économies industrielles européennes (Italie, France…), ne laissant survivre que les économies marchandes (Pays-Bas…) qui n’avaient pas à subir sa concurrence déloyale. Il ne faut pas penser que la différence de politique sociale et fiscale a suffi pour en arriver à ce résultat – même si elle y a contribué.
La contrepartie de cette politique est qu’aujourd’hui, l’Allemagne est tributaire de l’ensemble de ses partenaires puisqu’elle n’a pas réussi à conquérir le monde à partir du seul marché européen. Que les partenaires européens s’écroulent et elle s’effondrera à son tour… un peu plus tard !
Il y a bien longtemps que l’Union européenne viole allègrement la lettre des traités qui l’ont fondée, sous prétexte d’un mécanisme de construction téléologique… et que les Gouvernements et les Cours de Justice nationales s’en lavent les mains. Électoralement parlant, il est plus facile de surfer sur une crête que d’affronter un obstacle de plein fouet.
La Cour de Karlsruhe se réveille au moment de la crise sanitaire de 2020 et décide d’appliquer le droit positif, tel qu’il existe non seulement en Allemagne mais encore dans la plupart des pays européens. À plusieurs reprises, auparavant, l’opportunité lui en avait été donnée mais elle ne l’a pas fait. Dès lors, la seule vraie question est de savoir : pourquoi ?
Est-ce parce que la Cour de Karlsruhe a constaté que la situation économique de l’Union européenne est telle que les clients captifs de l’Allemagne ne sont plus au rendez-vous et que l’on va s’apercevoir que la santé économique du pays est tributaire de celle de ses partenaires comme le développement d’un parasite dépend de la santé de l’hôte qui l’abrite ? La Cour de Karlsruhe craint-elle, qu’en maintenant le pouvoir d’achat de ses citoyens (mesures de chômage partiel, subventions à diverses catégories sociales jugées défavorisées…) alors que la production n’aura pas repris assez vite, le Gouvernement français ne relance une inflation qui pourrait se révéler contagieuse dans toute la zone euro ? A-t-elle peur d’une réaction populaire mal maîtrisable comme celle qui commence à poindre dans certaines grandes villes du pays ? Redoute-t-elle simplement que l’Allemagne perde son statut de « moteur » de la construction européenne au moment où la Grande-Bretagne n’est plus là pour le lui disputer ? Quoi qu’il en soit, elle fait preuve aujourd’hui d’une orthodoxie juridique nationale à laquelle plus personne n’était habitué en Europe. ■