Par Rémi Hugues.
Dans un article publié par Le Monde, le 21 janvier dans le contexte de l’affaire Duhamel, Tobie Nathan écrit ceci : « Et que dire de la création même de l’humanité, née à partir du même couple originel ? »
Sur ce sujet, JSF a publié [27.05/15.06.2020] un dossier écrit par Rémi Hugues : Adamisme et évolutionnisme où il développe une vision alternative à la conception traditionnelle de la création de l’homme, qui résout ce problème de l’inceste concernant les descendants du couple primordial.
L’affaire Duhamel confère un intérêt actualisé à cette suite d’articles que nous reprenons au fil des jours. On ne saurait mieux définir la réflexion de fond que propose Rémi Hugues qu’en se référant au dialogue imaginé par Vladimir Volkoff, dialogue repris ci-après comme en exergue de cette série.
Igor – Parce que je sais que vous autres avez raison. À propos, dites-moi, cette histoire de pomme, de serpent… Comment faut-il comprendre… ? Pardonnez-moi lʼexpression – je ne sais sʼil est décent de lʼemployer en votre présence : est-ce une histoire… sexuelle, ou quoi ?
Prêtre – Cʼest un mythe très mystérieux et très vénérable qui nous apprend le premier usage que lʼhomme a fait de sa liberté : il sʼest blessé avec. »
Vladimir Volkoff, Le retournement, [Paris, Julliard / Lʼâge dʼHomme, 1979, p. 294.]
Il est probable que ce La Peyrère fut un marrane, mais cette question est hors propos [1].
Son essai Preadamitiae (Les préadamites) a fondé une nouvelle théorie anthropologique appelée « polygénisme ».
Il jeta un tel pavé dans la mare que lʼÉglise dut interdire son livre et il fut contraint dʼabjurer sa thèse [2].
Après la mise à lʼindex de ses Preadamitiae, La Peyrère se tourna encore plus vers la foi chrétienne, après sa conversion au catholicisme, à lʼimage dʼun Job dont les épreuves quʼil subit à cause de lʼignominie de Satan ne le conduisit pas à maudire Dieu, bien au contraire.
Il « passa les dernières années de sa vie chez les Oratoriens à Paris et mourut en 1676. R. Simon eut commerce avec lui à cette époque et rapporte : ʽʽToute son application dans sa retraite était de lire le texte seul de lʼÉcriture pour fortifier certaines visions quʼil avait sur la venue dʼun nouveau Messie qui devait rétablir la nation juive dans Jérusalemʼʼ. » [3]
Qui était-il, ce Richard Simon évoqué par Leo Strauss ? Cʼétait un grand esprit qui avait décidé de se lancer dans un examen critique de la Bible, en se servant de sa raison raisonnante… Les deux hommes étaient des compagnons de route de la réflexion libre et ouverte, par-delà tous les dogmes quʼimposent au gré des circonstances politiques les ordres établis.
Ces deux érudits appartiennent au courant de lʼhumanisme. Ils étaient des pionniers du rationalisme, un rationalisme chrétien. En atteste, concernant La Peyrère, un total désintérêt à lʼégard de ce qui fonda la modernité juive, à savoir la tornade sabbatéenne, antérieure au coup de grisou franckiste, qui sʼabattit sur le monde en 1666 :
« Peyrère lui-même ne semble pas avoir manifesté un grand intérêt pour le mouvement sabbataïste, bien que R. Simon lui ait laissé entendre (en plaisantant ?) que Salvador lui fournirait une lettre dʼintroduction au cas où il désirerait rendre visite à Sabbataï Tsevi. (Image) » [4]
La Peyrère nʼétait-il pas au fond un judéo-chrétien, juif dans ses gènes et chrétien dans son cœur, héritier dʼune tradition ésotérique appelée kabbale, quʼil extériorisa, quʼil donna au siècle, urbi et orbi, à la ville et monde ?
Mais, à cette étape du raisonnement, il faut bien souligner que son interprétation de la Genèse, plus précisément de la création de lʼhumanité, était inexacte. Il était donc légitime quʼelle fût mise à lʼindex par lʼÉglise.
On peut la résumer ainsi : dʼabord, une humanité sans substance divine a été créée par Dieu, ce qui est mentionné dans le premier chapitre de la Genèse verset 27, un nombre pléthorique de mâles et de femelles, puis Adam, et tirée de sa côte, Ève, naissent.
Adam est façonné à partir de glaise, dʼoù sa couleur ocre, rouge, chose rappelée par le protagoniste du film Va, vis et deviens (de Radu Mihaileanu, 2005), mais sʼil est similaire aux êtres humains déjà existants du point de vue corporel – en plus beau –, il dispose de quelque chose en plus que ces derniers.
Ce supplément dʼâme, si lʼon peut dire, est une substance divine quʼAdam reçoit de Dieu par les narines. Cela est peut-être imagé, ou pas, quʼimporte… On retrouve en tout cas cela écrit au verset sept du chapitre deux de la Genèse.
Avant de poursuivre, citons lʼ« Aigle de la Synagogue », Moïse Maïmonide :
« On ne doit pas entendre ni prendre à la lettre ce qui est écrit dans le Livre de la Création, ni en avoir les idées quʼen a le commun des hommes : autrement, nos anciens sages ne nous auraient pas recommandé avec autant de soin dʼen cacher le sens et de ne point lever le voile allégorique qui cache les vérités quʼil contient. Pris à la lettre, cet ouvrage donne les idées les plus absurdes et les plus extravagantes de la Divinité. Quiconque en devinera le vrai sens doit bien se garder de le divulguer. »[5]
Que Maïmonide nous pardonne de ne pas respecter à la lettre ses préconisations… Mais en ces temps dʼinculture généralisée, une prose un tant soit peu complexe – car qui tente dʼêtre précise ! – relève presque de lʼésotérisme. [À suivre, demain mercredi) ■
[1] Leo Strauss, La critique de la religion chez Spinoza, Paris, Cerf, 1996, p. 33. Le philosophe germano-américain, mentor des néoconservateurs, soutient quʼIsaac de la Peyrère état un marrane. Son nom à consonance portugaise le suggère. Officiellement en tout cas il était protestant. D’après Richard Simon, cʼétait « un homme issu dʼune famille de huguenots de Bordeaux », ibid., p. 83. Leo Strauss mentionne une lettre de ce dernier adressée à La Peyrère : « Richard Simon lui écrivit même, parlant de Jona Salvador, Juif italien avec lequel il avait discuté à son sujet : ʽʽIl ne peut pas sʼimaginer quʼaprès toutes les louanges que vous avez prodiguées à la nation juive à la fin de vos Préadamites, vous ne soyez de la race de quelque marrane, et ce qui le confirme dans cette idée, cʼest ce quʼon lui a dit, à lʼhôtel de Condé [La Peyrère fut au service du prince de Condé.] que vous êtes de Bordeaux, où il croit quʼil y a plusieurs Juifs qui cachent leur religion in petto. », ibid., p. 82-3.
[2] « Pierre, le prenant à part, se mit à le réprimander. Mais Jésus se retourna et, regardant ses disciples, il réprimanda Pierre : »Arrière de moi, Satan ! Lui dit-il ; tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Marc 8 : 32-33) ; Jésus-Christ « dit à Pierre : »Arrière de moi, Satan ! Tu m’es un obstacle ; car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Matthieu 16 : 23)
[3] Ibid., p. 86.
[4] Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi. Le messie mystique, Paris, Verdier, 1983, p. 805. Voir également du même auteur : Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières, Paris, Calmann-Lévy, 2000, ainsi que cette suite dʼarticles pour avoir un résumé de cette poussée de fièvre messianique : https://mouvement-jre.com/les-origines-mystiques-du-feminisme/ ; https://mouvement-jre.com/les-origines-mystiques-du-feminisme-2/ ; https://mouvement-jre.com/les-origines-mystiques-du-feminisme-3/
[5] Cité par M.-H. Gobert, Les nombres sacrés et lʼorigine des religions, Paris, Stock, 1998, p. 170-1.
* Parties précédentes
[1] [2] [3]
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
L’ordre de lecture’étant pas celui de la publication, (j’ai lu la partie 5 avant la partie 4).
Ma question en fin de chapitre 5 n’a pas lieu d’être.
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