Il nous faut suivre l’évolution du monde. Economique, politique, géopolitique. Et aussi, l’évolution des esprits qui l’observent avec quelque compétence, culture historique, connaissance du terrain, bon sens. Il nous semble que François Lenglet est de ceux-là. Son livre Tout va basculer paru il y a à peine un peu plus d’un an, a fait grand bruit. Sa thèse a été amplement médiatisée, discutée. La crise économique de grande ampleur que nous vivons n’a fait que confirmer et activer les évolutions qui déjà, selon lui, s’annonçaient. A-t-il en tous points raison ? Il serait dérisoire de le penser. Mais plus encore, pour ce qui nous concerne, de nous en désintéresser. Je Suis Français vous propose donc à dater de ce jour une suite d’analyses reprises de son ouvrage. Ce sont des citations limitées, choisies. Elles dessinent néanmoins les contours de sa thèse, qui ne sont pas sans rapport avec notre propre ligne politique. Nous recommandons bien-entendu la lecture du livre lui-même.
Volontés de puissance
Une troisième rupture se fait jour, au seuil de la décennie nouvelle : la crise géopolitique.
Panne des organismes internationaux
Tout l’appareil institutionnel péniblement élaboré au XXe siècle est mis à mal par les forces du nationalisme renaissant. Voilà déjà plusieurs années que l’Organisation mondiale du commerce se trouve ensablée, incapable de redémarrer de nouvelles négociations internationales.
Aujourd’hui, elle ne parvient même plus à régler les différends commerciaux entre ses membres, faute de juges en nombre suffisant. La conférence climatique, après un succès apparent à Paris en 2015, est affaiblie par le retrait des États-Unis. Le G20, groupe des vingt économies les plus importantes de la planète, sur lequel reposaient les espoirs de « gouvernance mondiale » après là crise de 2008, se borne désormais à publier toujours le même communiqué plein de bonnes intentions, quelles que soient les circonstances. Même la vénérable union postale universelle, fondée en 1874, est mise à mal parce que l’administration Trump l’a quittée, critiquant les avantages accordés à la Chine… En Europe, la Commission de Bruxelles n’est pas mieux lotie, conspuée par les gouvernements et incapable de se lancer dans de nouvelles initiatives, alors que le Royaume-Uni fait sécession.
Tout ce qui appartient au multilatéral et à la souveraineté partagée est désormais vécu comme une entrave. Non seulement par les peuples, mais par les gouvernements. Et en particulier par l’Amérique et le Royaume-Uni, les piliers d’un ordre international qu’ils avaient largement inspiré.
Retour des ambitions nationales et des rivalités
Les organismes internationaux n’étaient pas autre chose que des machines à fabriquer des compromis entre les nations, au moyen d’une mécanique de règlement des différends. Leur panne laisse apparaître les volontés de puissance nationales et les rivalités. De façon significative les budgets militaires ont fortement augmenté en 2018, de près de 5 %, atteignant un record de l’après-guerre froide. Neuf pays de l’OTAN ont atteint le seuil de 2 % du PIB, alors qu’ils n’étaient que quatre en 2014 : quand on ne se parle plus, on s’équipe en matériel militaire.
Les rivalités renaissent donc, et au premier chef celle qui oppose les États-Unis et la Chine. Il y a encore dix ans, les commentateurs célébraient la « Chinamérique », association des deux puissances qui bordent l’océan Pacifique. Les intérêts économiques et financiers étaient tellement imbriqués que Pékin et Washington ne pouvaient que s’entendre, voulait-on croire. Avec le même aveuglement que celui de l’auteur de La Grande Illusion, Norman Angell, qui assurait, à la veille de la Première Guerre mondiale, que les intérêts économiques croisés interdiraient tout conflit militaire en Europe.
Voilà deux ans que se tendent les relations entre la Chine et les États-Unis, sous l’effet de la poussée nationaliste qui se fait jour dans les deux pays. Là où Barack Obama évitait la confrontation en mettant un soin particulier à laisser tous les problèmes dans l’état où il les avait trouvés, Donald Trump met les pieds dans le plat. Alors que le régime chinois se radicalise et renoue avec l’autoritarisme, même avec une forme de culte de la personnalité autour du leader Xi Jinping. Faut-il se préparer à une nouvelle guerre froide, entre les États-Unis et la Chine, après celle qui opposa naguère Washington et Moscou ? La voie est ouverte.
Les sujets de confrontation se sont multipliés. Le commerce tout d’abord, avec l’énorme excédent que la Chine dégage vis-à-vis de l’Amérique. Le déséquilibre a atteint un record absolu en octobre dernier, avec près de 40 milliards de dollars sur un seul mois. Au-delà du trou dans les comptes extérieurs américains, ce que l’administration américaine met en cause, ce sont les pratiques déloyales de la Chine. Vols de propriété intellectuelle, marchés intérieurs verrouillés, lourdes subventions déguisées aux entreprises chinoises, qu’elles soient privées ou publiques… Toute la stratégie de pillage industriel délibéré que la Chine a mise en oeuvre depuis vingt ans, dans l’indifférence générale des Occidentaux et singulièrement des Américains, est désormais ouvertement contestée par Washington. Et vécue, non sans raison, comme une agression économique.
Au plan proprement militaire, les risques de confrontation se concentrent dans les eaux qui bordent la Chine. Pékin les considère comme des « mers intérieures ». Elles sont en effet vitales pour l’acheminement des matières premières, le pétrole en premier lieu, dont l’ogre chinois a besoin. La Chine a littéralement annexé et investi des îlots dont elle dispute la propriété à ses voisins, pour en faire des bases militaires. Pour contrer cette présence accrue, la 7e flotte américaine multiplie les démonstrations de force en Asie orientale — en 2017, la marine américaine n’a pas conduit moins de 160 manœuvres conjointes avec ses alliés coréens ou japonais dans la zone.
Taiwan constitue un autre sujet explosif, Trump ayant multiplié les signes favorables à la « petite Chine » nationaliste et indépendante, que Pékin considère comme relevant de sa souveraineté. En janvier 2019, Xi Jinping évoquait sans détour l’option militaire pour réunifier les deux Chine et combattre les « puissances étrangères » qui s’y opposeraient. Une litote pour désigner les Etats-Unis et leur président, qui avait passé un coup de téléphone ostensible et délibérément surmédiatisé, avant même sa prise de fonction officielle, en janvier 2017, à son homologue taïwanais.
La technologie constitue encore un terrain de bataille très sensible. Pékin est le seul pays au monde à avoir délibérément exclu de son marché intérieur les Google, Facebook, Uber, Amazon et autres multinationales américaines. De façon à constituer une offre chinoise alternative, avec ses propres géants que sont Alibaba, Tencent ou Baidu. Et aujourd’hui, les deux pays et leurs années d’ingénieurs — la Chine en forme plusieurs centaines de milliers par an — sont en compétition pour les technologies de demain. L’intelligence artificielle bien sûr. Mais aussi les batteries pour véhicules électriques, un secteur où la Chine a pris un ascendant mondial. Ou la 5 G, la prochaine génération du réseau de télécommunications, qui permettra de connecter à l’internet des milliards d’objets. Ou encore la conquête spatiale.
Sur des sujets aussi stratégiques, la bonne vieille rivalité commerciale a cédé le pas à de véritables affaires d’espionnage et à un affrontement où sont impliqués les deux gouvernements. Allant jusqu’à l’arrestation de cadres dirigeants, dans le but de déstabiliser l’ennemi. Car c’est bien de guerre économique dont il s’agit. Une guerre qui ne peut que s’amplifier dans les années à venir, alors que l’avance que la Chine a conquise dans les laboratoires va se révéler dans les matériels et leurs applications. (A suivre, demain samedi). ■
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