Il nous faut suivre l’évolution du monde. Economique, politique, géopolitique. Et aussi, l’évolution des esprits qui l’observent avec quelque compétence, culture historique, connaissance du terrain, bon sens. Il nous semble que François Lenglet est de ceux-là. Son livre Tout va basculer paru il y a à peine un peu plus d’un an, a fait grand bruit. Sa thèse a été amplement médiatisée, discutée. La crise économique de grande ampleur que nous vivons n’a fait que confirmer et activer les évolutions qui déjà, selon lui, s’annonçaient. A-t-il en tous points raison ? Il serait dérisoire de le penser. Mais plus encore, pour ce qui nous concerne, de nous en désintéresser. Je Suis Français vous propose donc à dater de ce jour une suite d’analyses reprises de son ouvrage. Ce sont des citations limitées, choisies. Elles dessinent néanmoins les contours de sa thèse, qui ne sont pas sans rapport avec notre propre ligne politique. Nous recommandons bien-entendu la lecture du livre lui-même.
Le théorème Mbappé
Cette liberté conquise par les entreprises au fil des années quatre-vingt-dix a été profitable au consommateur, qui paye les produits industriels beaucoup moins cher qu’auparavant. Mais elle s’est traduite par une double pression sur le travail non qualifié. Sur sa rémunération tout d’abord, puisque toute augmentation de salaire détériore la compétitivité du producteur, dans un univers de concurrence élargi où d’autres font la même chose que lui pour moins cher. Et sur la quantité de travail disponible, puisque la concurrence est justement une incitation à délocaliser ou à remplacer le travail humain par des machines.
À l’autre extrémité de l’échelle des revenus, chez les très qualifiés, la mondialisation a eu l’effet exactement inverse. Car elle a démultiplié les opportunités de carrière et d’enrichissement. Plus les talents sont rares, plus le phénomène est spectaculaire. Le joueur de football Kilian Mappé gagne ainsi 17 millions d’euros par an, alors que son lointain prédécesseur, Dominique Rocheteau, star de l’équipe de Saint-Étienne dans les années soixante-dix, qui avait exactement le même talent, ne percevait que l’équivalent de 125 000 euros actuels. Le prix d’un attaquant exceptionnel a donc été multiplié par 136 en quarante ans. Tout simplement parce que la mondialisation des droits de retransmission et des publicités a fait bondir au moins autant les perspectives de profits pour les ‘clubs. Le mouvement a été identique pour les patrons et les chanteurs. Et il est analogue, quoique plus modeste, pour les ingénieurs ou les designers.
La disparition des frontières, en élargissant le marché, modifie les prix et les salaires qui prévalaient dans un espace national. Toutes les ressources abondantes voient leur prix baisser, alors que la valeur des facteurs rares s’apprécie au contraire. Sur trente ans, ces mouvements sont d’une puissance considérable, d’autant qu’ils ont été encore accrus par les évolutions de la fiscalité. La progression des inégalités dans le monde, maintes fois soulignée par les économistes, trouve ici sa principale explication : l’abaissement des frontières a fait exploser les hiérarchies sociales patiemment élaborées dans les communautés nationales. Et c’est l’une des causes du populisme.
La concurrence entre les nations a aussi contribué à désarmer les gouvernements. Par exemple en matière fiscale : dès lors que les frontières sont ouvertes, le rapport de force avec les contribuables les plus mobiles, les entreprises et les détenteurs de capital, se détériore. L’État perd alors la maîtrise du levier fiscal, il est contraint de s’aligner sur ce que font les pays voisins, faute de quoi son économie se dévitalise au profit des territoires rivaux. C’est pour cela que le président français a supprimé l’ISF et abaissé la taxation des dividendes — c’était tout simplement indispensable, dans un environnement ouvert. Idem au plan monétaire, où la liberté de circulation des capitaux a conduit les gouvernements à se départir de la gestion de la monnaie, au profit de banques centrales émancipées de la tutelle politique. Sans oublier la privatisation, non pas seulement des entreprises industrielles ou financières classiques, ce qui est souhaitable, mais celle des monopoles naturels comme les infrastructures de transport, qui est plus que discutable.
Tout cela a rétréci la sphère politique nationale, donnant le sentiment que les gouvernements élus n’ont plus de prise sur l’organisation sociale et économique des pays. L’Europe a bien tenté de mutualiser la souveraineté, en mettant au point un système de prise de décision collective. Mais lui aussi est désormais vécu comme une aliénation, une dépossession au profit des « technocrates » de Bruxelles, ignorant des réalités nationales. Alors que l’Europe avait été conçue pour faire levier des souverainetés nationales au profit d’un ensemble plus puissant, l’abaissement des frontières exacerbe au contraire le sentiment de dépendance vis-à-vis de l’étranger. Il y a là bien sûr la source première du regain nationaliste qu’on observe sur tout le continent. Et celle de la désarticulation du système multilatéral, qui était basé sur l’élaboration du compromis, c’est-à-dire de la reconnaissance de l’interdépendance et du renoncement, au moins partiel, à l’ambition nationale. (A suivre, demain lundi). ■
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