Il nous faut suivre l’évolution du monde. Economique, politique, géopolitique. Et aussi, l’évolution des esprits qui l’observent avec quelque compétence, culture historique, connaissance du terrain, bon sens. Il nous semble que François Lenglet est de ceux-là. Son livre Tout va basculer paru il y a à peine un peu plus d’un an, a fait grand bruit. Sa thèse a été amplement médiatisée, discutée. La crise économique de grande ampleur que nous vivons n’a fait que confirmer et activer les évolutions qui déjà, selon lui, s’annonçaient. A-t-il en tous points raison ? Il serait dérisoire de le penser. Mais plus encore, pour ce qui nous concerne, de nous en désintéresser. Je Suis Français vous propose donc à dater de ce jour une suite d’analyses reprises de son ouvrage. Ce sont des citations limitées, choisies. Elles dessinent néanmoins les contours de sa thèse, qui ne sont pas sans rapport avec notre propre ligne politique. Nous recommandons bien-entendu la lecture du livre lui-même.
De la liberté à la protection
Cette hypothèse des cycles a donc des points d’appui dans la psychologie collective et la démographie. Et elle offre un cadre qui explique bien les alternances idéologiques qu’on a observées dans les siècles précédents. Dès la première mondialisation, lors des grandes découvertes de la fin du XVe siècle, l’ouverture des frontières crée des fortunes considérables chez les aventuriers et les pillards revenant du Nouveau Monde, qui choquent parce qu’elles bousculent l’ordre social traditionnel. Des inégalités qui résonnent d’autant plus que les élites de l’époque, catholiques en particulier, sont elles aussi contestées pour rechercher leurs seuls pouvoir et fortune propres — n’est-ce pas le temps du pape Borgia ? Il n’en faudra pas davantage pour provoquer, quelques années plus tard, un violent contrecoup idéologique : la réforme protestante. L’historien britannique Harold James rappelle fort à propos que l’un des textes les plus importants de Luther est consacré à la critique du commerce lointain et de l’usure, stigmatisés comme des pratiques amorales… Luther a été ce que nous aurions appelé aujourd’hui un populiste, critique des élites et altermondialiste.
Plus récemment, l’Europe a connu un cycle libéral extraordinaire en 1848, avec le printemps des peuples, éclosion de révolutions politiques simultanées qui enflamment l’Europe « comme Lin feu de brousse », pour reprendre l’expression d’Eric Hobsbawm, ressemblant à notre 1989 avec la chute du Mur. Suit un quart de siècle de libéralisme et d’ouverture des frontières, avec le Second Empire chez nous, qui sera conclu par un retentissant krach financier, en 1873, suivi de la Grande Dépression. Vingt-cinq ans de protectionnisme et de retour de l’État pour tenter de ranimer l’activité économique défaillante et de purger les dettes accumulées.
Et comment ne pas parler des années trente et du retour de l’autoritarisme économique et politique, du protectionnisme, après les années dites « folles », la décennie 1920, qui avaient vu la restauration du libéralisme et du monde ouvert qui prévalait avant la Greande Guerre ? Entre ces deux périodes antagonistes, un krach, celui de 1929, qui marque comme toujours la césure idéologique.
Il serait possible de multiplier ainsi les exemples pris tout au long de l’histoire du capitalisme moderne, en pointant à chaque fois un cycle divisé en deux parties presque symétriques. Certes, le mouvement n’est pas d’une précision millimétrique. Ici, la durée de la rotation n’est que de cinquante ans. Là, les deux guerres mondiales si rapprochées déforment l’évolution du cycle. Mais à chaque fois, l’on retrouve l’alternance qui fait ouvrir et refermer les frontières. À chaque fois, les nouvelles technologies de l’époque décuplent l’énergie libérale — et la spéculation financière — dans la phase d’ouverture. C’est tantôt le train, l’électricité ou l’internet. À chaque fois, le cycle et son développement révèlent l’ascension d’une nouvelle puissance mondiale, qui s’oppose violemment au tenant du titre : l’Italie au XVIe siècle, les Pays-Bas au XVIIe, la France au XVIIIe , le Royaume-Uni au XIXe, les États-Unis au XXe et la Chine aujourd’hui.
De façon curieuse, on l’a vu, les pays anglo-saxons ont été précurseurs lors des dernières inflexions, étant les premiers à changer de pied, et fournissant la matière idéologique aux révolutions planétaires qu’ils ont déclenchées, avec Keynes et Friedman notamment. Au XIXe siècle, ce sont déjà les Anglais qui ont déclenché le cycle libéral des années 1840-70, en abolissant les « corn laws », ces réglementations protectionnistes qu’ils avaient mises en oeuvre en 1815 pour protéger leur agriculture. Faut-il y voir l’effet du pragmatisme anglo-saxon, revendiqué par Keynes qui affirmait ne pas hésiter à changer d’avis lorsque les faits eux-mêmes changeaient ? De façon tout aussi curieuse, la France, plus rigide que son voisin britannique, était en retard lors des deux derniers changements.
En 1981, alors que le monde entier libéralise à la suite de Reagan et Thatcher, elle vote pour un président socialiste soutenu par les communistes, qui nationalisera une part importante de l’économie. Et en 2017, alors que le monde entier vote pour le retour des frontières et une forme de nationalisme économique, les Français se donnent un président libéral et européen,Emmanuel Macron, complètement à contretemps.
Il y a fort à parier que, tout comme Mitterrand a fini par prendre les habits de l’époque et devenir le promoteur de l’Europe et du libéralisme économique, Macron ne se transforme dans les années qui viennent, pour répondre à la demande politique. La crise des gilets jaunes, qui a mis en péril son mandat, peut s’interpréter comme une expression de son décalage.
Reste une question d’importance pour 2019. Peut-on prévoir l’avenir en plaquant sur les temps qui viennent la mécanique observée dans le passé ? La réponse de ce livre est sans détour : oui. Il n’y a aucune raison pour que l’époque moderne échappe aux déterminants de la psychologie collective qui ont dominé nos prédécesseurs. Car s’il y a très peu de chances que nous soyons plus bêtes qu’eux, il y en a tout aussi peu pour que nous soyons plus intelligents. Nous sommes probablement à la veille d’un grand basculement idéologique, que jamais les baby-boomers n’auraient cru possible.
Mais pour comprendre vers quel monde nous nous dirigeons, il faut d’abord refaire le chemin que nous avons fait. C’est-à-dire remonter à l’origine du cycle libéral. Et parcourir ces « années en 9 », qui sont autant de balises marquant la naissance, l’apogée et le déclin du libéralisme moderne. Et en fait de libéralisme, 1969 est un point de départ générationnel. ■
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