Par Rémi Hugues.
Dans un article publié par Le Monde, le 21 janvier dans le contexte de l’affaire Duhamel, Tobie Nathan écrit ceci : « Et que dire de la création même de l’humanité, née à partir du même couple originel ? »
Sur ce sujet, JSF a publié [27.05/15.06.2020] un dossier écrit par Rémi Hugues : Adamisme et évolutionnisme où il développe une vision alternative à la conception traditionnelle de la création de l’homme, qui résout ce problème de l’inceste concernant les descendants du couple primordial.
L’affaire Duhamel confère un intérêt actualisé à cette suite d’articles que nous reprenons au fil des jours. On ne saurait mieux définir la réflexion de fond que propose Rémi Hugues qu’en se référant au dialogue imaginé par Vladimir Volkoff, dialogue repris ci-après comme en exergue de cette série.
Igor – Parce que je sais que vous autres avez raison. À propos, dites-moi, cette histoire de pomme, de serpent… Comment faut-il comprendre… ? Pardonnez-moi lʼexpression – je ne sais sʼil est décent de lʼemployer en votre présence : est-ce une histoire… sexuelle, ou quoi ?
Prêtre – Cʼest un mythe très mystérieux et très vénérable qui nous apprend le premier usage que lʼhomme a fait de sa liberté : il sʼest blessé avec. »
Vladimir Volkoff, Le retournement, [Paris, Julliard / Lʼâge dʼHomme, 1979, p. 294.]
Cependant, sʼils tissent des relations entre eux, de nature violente donc, cela implique quʼil y a entre eux des relations sociales. Ce qui par conséquent est décrit par Hobbes, cʼest la société civile, non lʼétat de nature. Cʼest là que, dʼaprès Rousseau, réside le caractère aporétique de la pensée hobbesienne sur ce point.
Le « vicaire savoyard » pose comme point de départ lʼasocialité de lʼhomme – ce qui est cohérent lorsque lʼon entend définir le stade qui a précédé la socialité –, sʼinspirant sans doute des paroles de « lʼÉtranger » que cite Platon dans Les Lois :
« Aussi nʼy avait-il point dʼanimaux sauvages, ni dʼanimaux se servant les uns aux autres de nourriture ; point de guerre entre eux, absolument point de dissension. […] Mais maintenant, pour ce qui, dans la légende, concerne les hommes, voici à peu près ce quʼon rapporte au sujet des conditions spontanées de leur existence.
Cʼétait la Divinité en personne qui était leur pasteur et qui présidait à leur vie, ainsi que les hommes à présent, en tant quʼils se distinguent par le caractère plus divin de leur espèce, sont les pasteurs des autres espèces animales, qui sont inférieures à la leur ; or, puisque celle-ci était leur pasteur, il nʼy avait point besoin de constitution politique […].
[L]es arbres, sans parler dʼinnombrables taillis, leur fournissait des fruits à profusion, lesquels ne réclamaient point dʼêtre produits par la culture, étant au contraire une production de la terre.
Dʼautre part, ils vivaient nus, dormant au pâturage, le plus souvent sans lit, à la belle étoile : cʼest que, par la façon dont les saisons étaient tempérées, ils étaient préservés dʼavoir à en souffrir ; cʼest aussi que molles étaient leurs couches, étant faites du gazon qui à profusion poussait de la terre ! »[1]
Ôtant au politikon zoon aristotélicien le politikon, Rousseau a su dépeindre à merveille, avec quelques inexactitudes peut-être, mais lʼessentiel est là, la vie des pré-adamites, de lʼhumanité-dʼavant-Adam. Telle est sa grande vertu, entourée de vices – modernistes, démocratiques et égalitaristes. Il a pensé avec raison une condition humaine évoluant par-delà le bien et le mal, nous laissant compléter quʼAdam fut le premier Roi, et que le meurtre dʼAbel par Caïn doit être compris comme une guerre de succession, une lutte fratricide pour la couronne, une duel dʼimpétrants au trône à dʼAdam.
Par voie de conséquence, Rousseau sʼégare – et nous égare – lorsqu’il écrit ceci : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, sʼavisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »[2]
Le seul et vrai fondateur de la société civile, cʼest Adam, qui est le premier Roi, le monarque ontologique, le chef archétypique. La Peyrère fait observer quelque part dans Preadamitiae que lorsque Caïn a commis lʼirréparable, il ne se retrouve pas seul au monde, quʼil y a des humains avec lui.
Il – La Peyrère – sʼest en réalité surtout appuyé sur une herméneutique novatrice de deux épîtres de saint Paul (1 Co XV : 45-49 ; Ro V, 12-14) où il est question dʼAdam, de sa faute et deux hommes, lʼun issu du sol, terrestre, lʼautre venant du Ciel interprétée ainsi par Grégoire de Nysse : Paul de Tarse « dit se dépouiller du vieil homme et de se revêtir du nouveau, de cet homme renouvelé à lʼimage de Celui qui lʼa créé. »[3]
À ce sujet, Joseph de Maistre est lʼauteur de lignes intéressantes, dans le tome I des Soirées de Saint-Pétersbourg, en réponse à la théorie de lʼétat de nature de Rousseau. Ce dernier, écrit-il, « a constamment pris le sauvage pour lʼhomme primitif, tandis quʼil nʼest et ne peut être que le descendant dʼun homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque, mais dʼun genre qui ne peut plus être répété, autant quʼil mʼest permis dʼen juger ; car je doute quʼil se forme de nouveaux sauvages. Par une suite de la même erreur, on a pris les langues de ces sauvages pour des langues commencées, tandis quʼelles sont et ne peuvent être que des débris de langues antiques, ruinées, sʼil est permis de sʼexprimer ainsi, et dégradées comme les hommes qui les parlent. »[4]
On voit que de Maistre sʼinscrit dans une conception historique des langues suivant une logique que lʼon pourrait qualifier de « dévolutionniste », et pourrait-on ajouter, cette prévarication dont il parle, cʼest en définitive la faute dʼAdam, appelée également péché originel.
Cet épisode crucial de lʼhistoire de lʼhumanité, Grégoire de Nysse la désigne par le terme de chute, de « glissement vers en bas »[5].
Dʼailleurs, on retrouve exprimée par ce dernier la théorie développée ici, que nous pourrions appeler théorie du genre humain :
« seule, parmi les êtres, lʼhumanité est semblable à Dieu. […] À première vue, il y a, en lʼhomme, des contradictions : les caractères présents de sa nature et ceux quʼil eut à lʼorigine nʼont apparemment entre eux aucun lien nécessaire. Ces oppositions, il faudra les résoudre, grâce au récit de lʼÉcriture et par ce que nos raisonnements nous feront découvrir »[6].
Mais, parallèlement à ce mouvement « dévolutionniste », sʼamorce un processus dʼélévation, de redressement[7]. Ce qui semble illogique. En fait deux logiques, deux mouvements, se croisent. Car de Nysse rappelle que lʼÉcriture « voit la perfection dans les derniers venus. »[8] [À suivre, demain jeudi) ■
[1] Platon, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 1950, p. 363.
[2] Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 53.
[3] Grégoire de Nysse, La création de lʼhomme, Paris, Cerf, 1943, p. 246.
[4] Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg ou entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence. Traité de Plutarque sur les délais de la justice divine, tome 1, Paris, Maisnie-Trédaniel, 1980, p. 64.
[5] Grégoire de Nysse, op. cit., p. 186.
[6] Ibid., p. 82.
[7] Nous avons recours ici au vocable quʼutilise René Guénon dans Le règne de la quantité et les signes des temps, Paris, Gallimard, 2013.
[8] Grégoire de Nysse, ibid., p. 111.
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À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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