PAR PIERRE BUILLY.
Jeux interdits de René Clément (1952)
L’enfance nue
C’est vrai, lorsqu’on évoque Jeux interdits on a souvent en tête l’obsédante mélodie jouée par Narcisso Yepes massacrée depuis cinquante-cinq ans par tous les apprentis guitaristes du monde ; on évoque aussi quelquefois les débuts éclatants de la carrière (moins éclatante ensuite, et c’est dommage) de Brigitte Fossey et de Georges Poujouly qui jouent d’ailleurs, l’un et l’autre, miraculeusement juste…
Ce serait dommage de se limiter à ces singularités et de ne pas voir ou revoir ce film magnifique, émouvant sans mièvrerie, où se juxtaposent des éléments vraiment tragiques et des situations comiques, voire cocasses, dans une atmosphère générale d’émotion et de tendresse sans complaisance.
Cela commence le 16 juin 1940, lors de cet épouvantable exode qui jeta sur les routes des millions de Français terrifiés par l’avance allemande, par le Blitzkrieg qui avait mis en déroute ce qui passait, dans l’illusion d’une opinion mystifiée, pour la première Armée du monde, tout éclatante encore de son succès de 1918.
On a tant vu, depuis lors, ces images accablantes d’un peuple désemparé entassant dans des automobiles, des carrioles, des voitures à bras, de pauvres trésors qu’il essayait de sauvegarder qu’on ne bronche pas d’emblée… Mais ce qu’on a moins vu, c’est la panique, l’égoïsme forcené, la veulerie de fuyards qui balancent dans le fossé, après une première alerte, la bagnole en panne qui gêne leur progression… Et aussi la sauvagerie des mitraillages des Messerschmitt, les balles qui ravagent les routes et trouent les corps…
Le père, la mère, le petit chien de Paulette (Brigitte Fossey) qui a 5 ans, ont été tués ; la petite fille erre dans la campagne, sans trop comprendre ce qui s’est passé ; elle rencontre le jeune campagnard Michel Dollé (Georges Poujouly) qui a 10 ans et qui tombe tout de suite en admiration éperdue devant cette poupée blonde, qui vient de la ville et qui sent bon comme un parfum…
Parce que, dans la ferme des Dollé, où Michel conduit Paulette, la vie est aussi rude que crasseuse ; deux générations s’entassent dans une promiscuité chaleureuse, mais dans la saleté absolue (oh la scène où la maman Dollé (Suzanne Courtal) s’aperçoit que dans le verre de lait que Paulette ne veut pas boire, il y a une grosse mouche morte ! une chiquenaude envoyée d’un doigt sale expulse la mouche et le verre est redonné à la gamine…).
Les Dollé sont sûrement un peu avares, mais aussi bien pauvres, et par surcroît leur fils aîné, Georges (Jacques Marin) vient de recevoir dans le ventre une ruade de cheval qui d’ailleurs va l’emporter ; bien des malheurs, donc, mais un très bon cœur… On va garder quelque temps la petite…
Ce pourrait être, alors, l’histoire mélodramatique de la petite fille qui a perdu ses parents tragiquement, et le récit niais de la Parisienne confrontée aux rudes réalités villageoises ; et ce n’est pas ça du tout : c’est le conte cruel de l’enfance dont les repères sont bouleversés par l’irruption de la tragédie (la guerre, la mort des parents, du grand frère) et qui banalise cette tragédie, de la façon toujours magique dont l’enfance s’empare des secrets et des larmes des grandes personnes…
Tout ça, malgré plusieurs scènes ironiques et drôles, est infiniment triste, et ne se termine pas bien du tout…
Les suppléments – excellents – du DVD présentent, notamment, un début et une fin alternatifs du film qui présentent l’histoire de Michel et de Paulette comme un conte romancé lu par le garçon à la petite fille sur une sorte d’île enchantée ; heureusement René Clément n’a pas eu, au moins en France, la faiblesse d’affadir ainsi son film qui en a bien davantage de force ; j’écris au moins en France parce qu’un autre des suppléments présente les bandes-annonce française et allemande qui ne se ressemblent en rien : dans la première, l’accent est mis sur la guerre, et la perte des repères subie par les enfants ; dans la seconde (qui comporte le début alternatif et sucré), on n’évoque qu’à peine l’exode et la mort…
Jeux interdits a remporté le Lion d’or à la Mostra de Venise 1952, mais également l’Oscar du meilleur film étranger de 1953, comme Au delà des grilles l’avait fait en 1951… Pourquoi ne parle-t-on pas davantage de René Clément ? ■
DVD autour de 13 €
Retrouvez l’ensemble des chroniques hebdomadaires de Pierre Builly publiées en principe le dimanche, dans notre catégorie Patrimoine cinématographique.
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source