Cet article clairvoyant comme (presque) toujours fait partie du dialogue singulier Védrine-Zemmour que nous avons évoqué dans une brève note précédente. Naturellement, cet article forme une unité avec l’entretien ci-dessus d’Hubert Védrine sur France Inter. Il en complète l’écoute. Nous n’en dirons donc pas davantage. L’ensemble – c’en est un – est à lire et à écouter. [Éric Zemmour, Figaro, 24 juin].
C’est d’abord et avant tout à la France de se reprendre en main. Pas de s’en remettre à un niveau européen qui se substituerait à nous
Hubert Védrine
Le livre de confinement est très vite devenu un genre littéraire en soi. Le temps de l’enfermement fut propice à l’introspection, aux remises en question, aux projections.
Chacun y va avec son style, avec son tempérament, avec ses marottes. Le monde d’après est dans toutes les têtes et sous toutes les plumes. C’est le propre de l’esprit humain que d’espérer un avenir meilleur ; et le propre de l’esprit français que de mettre une langue et une rationalité au service de cette espérance. Pourtant, il n’y a jamais de monde d’après. Les illusions sont toujours perdues et les espérances toujours trahies. Comme disait le grand historien Jacques Bainville «tout a toujours mal marché».
Le monde d’après est le plus souvent le monde d’avant en pire. Tout progrès se paye au prix fort. Il n’y a jamais de coupure nette. Même les grandes guerres ne font qu’accélérer des évolutions qui précédaient. Tocqueville nous a appris que la Révolution avait fini le travail de l’Ancien Régime. Les «jours heureux» de la Libération, avec son cortège de lois sociales et de planification économique, avaient en vérité été préparés et conçues par les meilleurs esprits d’une génération, celle du Front populaire mais aussi de Vichy qui, pour beaucoup, se retrouvèrent dans les équipes du général de Gaulle pour rédiger le mythique programme du Conseil national de la Résistance.
Mais rien ne peut entamer l’appétence pour la question rituelle: et après? Quand c’est Hubert Védrine qui s’y colle, on peut être sûr au moins que la réponse sera fine et mesurée, pesée et pensée, celle d’un tempérament froid et raisonnable qui craint comme la peste les passions et les utopies. Mais on a aussi appris, à le lire et à l’entendre, que l’ancien conseiller du président Mitterrand avait souvent l’audace encadrée et était lui aussi un adepte du «en même temps» parfois agaçant.
Cet ouvrage de Védrine est bref, mais tout Védrine y est. Et d’abord, le Védrine écolo. Pour notre auteur, le monde d’après sera vert ou ne sera pas. L’axe du livre est résolument écologique. Mais une écologie qui n’est pas d’extrême gauche. Une écologie favorable au nucléaire car c’est l’énergie la moins carbonée. Pourtant, les écologistes ont été pris à revers par le coronavirus. Depuis des années, ils nous rebattaient les oreilles avec le réchauffement climatique et les émissions de CO2. Et voilà que ce virus se moque des imprécations de Greta Thurnberg. Mais un bon écolo retombe toujours sur ses pieds verts. Le virus est le produit de la déforestation, de l’arrivée des animaux sauvages dans le monde des hommes, de la réduction de la biodiversité, de l’accroissement des flux de marchandises et d’hommes dans la mondialisation. Le tout aggravé par une démographie devenue folle.
Védrine reprend à son compte cette antienne («75 % des maladies qui affectent les humains sont des zoonoses») même s’il nous épargne les accents apocalyptiques d’un Nicolas Hulot qui ressemblent aux anciennes imprécations des prédicateurs du Moyen Âge qui affirmaient que les épidémies étaient une punition d’un Dieu que les hommes avaient offensé. Dans la bataille qui s’annonce entre ceux qui veulent remettre en marche l’appareil productif à tout prix, et ceux qui veulent profiter de l’occasion pour accélérer la «verdisation» de l’économie, Védrine a choisi son camp: «Pas de retour à l’anormal».
Mais au-delà du slogan, comment faire que sa formule «l’agriculture française doit être écologique et compétitive» ne relève pas de l’oxymore? Comment alléger les normes administratives qui entravent la réindustrialisation de notre pays, alors même que la plupart de ces normes, dont se plaint à juste titre Védrine, sont environnementales? Comment prôner un nouvel élan de décentralisation de régionalisation alors que les collectivités locales sont bien plus faibles par rapport au chantage à l’emploi ou au logement, quel que soit le prix écologique à payer? Comment réclamer la poursuite des grands-messes mondiales à la gloire de l’écologie, les fameuses COP, alors que ces gros «machins» inutiles entretiennent grassement des armadas de parasites associatifs et technocratiques du monde entier qui vivent le contraire de ce qu’ils prônent ?
Comment l’ancien ministre des affaires étrangères de Lionel Jospin croit-il encore à la célèbre formule de l’ancien premier ministre socialiste, «oui à l’économie de marché, non à la société de marché», alors que Christopher Lasch et Jean-Claude Michéa nous ont amplement démontré que le libéralisme économique et le libéralisme sociétal étaient frères siamois pour le meilleur et pour le pire?
Quand il quitte les rives de sa foi écologique, Védrine revient sur la terre ferme de la diplomatie et de la géostratégie. On sait qu’il y excelle. Mais là aussi, on a du mal à suivre les subtilités de son esprit qui nous dit que ce fut une «faute grave de ringardiser, au nom de l’intégration européenne et du sens de l’histoire, l’attachement à la souveraineté nationale» avant d’ajouter «qu’on ne reverra pas pour autant des nations totalement indépendantes, voire autarciques, n’ayant besoin de personne, ne décidant que par elles-mêmes de l’ensemble de leurs choix, sans avoir jamais à tenir compte des interférences extérieures». Mais quand Hubert Védrine a-t-il vu que la France fut, même au temps des monarques absolus, ou d’un Empereur génial et impérieux, «autarcique et ne tenant jamais compte des interférences extérieures»?
Hubert Védrine nous exhorte à juste titre de retrouver les chemins délaissés de la nation : « C’est d’abord et avant tout à la France de se reprendre en main. Pas de s’en remettre à un niveau européen qui se substituerait à nous ». Mais alors, pourquoi poursuivre, en un « en même temps » macronien, avec cette recommandation : « L’Europe doit accepter de se métamorphoser en une puissance » ? Védrine sait mieux que personne que cette idée d’Europe-puissance est un concept exclusivement français, une sorte de fantasme hugolien d’une France qui rêve de l’Europe comme d’une «France en plus grand», tandis que l’ADN de l’Union européenne est aux antipodes de la force et de la puissance, bref aux antipodes de l’Histoire, que cette Europe s’est forgée avec tous les vaincus de l’histoire du XXe siècle qui se sont réfugiés sous la protection américaine pour pouvoir à loisir disserter sur les vertus du droit et du commerce. Le livre refermé, on se met à rêver d’un Védrine aussi déterminé sur la France que sur l’écologie. ■