PAR PIERRE BUILLY.
Deux jours, une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne (2014)
Violence sociale en milieu tempéré
Les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne font partie, avec Émir Kusturica, des rares réalisateurs à avoir reçu deux Palmes d’Or à Cannes, ce qui ne vaut pas tripette mais qui, surtout se collettent en permanence avec la réalité sociale, la vraie vie vécue par les humbles, ce qui n’est pas si fréquent.
Amateurs de Robert Guédiguian qui fixe ses intrigues à Marseille, les frères belges (avec Rosetta, Le fils ou Le gamin au vélo) ont la même inspiration, la même inquiétude, la même amertume, il me semble… Avec l’identique ciel gris de Wallonie, qui les éloigne – superficiellement, sans doute – de Marseille, mais les rapproche de Lucas Belvaux, lui aussi wallon, comme le sont certains des meilleurs acteurs du cinéma d’aujourd’hui, Émilie Dequenne, Olivier Gourmet, Cécile de France, Yolande Moreau ? Il n’y a pas de hasard.
Il faudrait, au contraire, un hasard bien improbable pour que nous nous retrouvions ensemble dans une même manifestation contre ce que Viviane Forrester appelait jadis L’horreur économique, la loi d’airain du marché qui brise les peuples avec une arrogance qu’on ne pouvait imaginer il y a encore trente ans, et qui est en passe de mettre le monde à sa botte. Nourris de marxisme plus ou moins acidulé, tous ces cinéastes au sang généreux croient à une solidarité internationaliste, à une guerre des classes à l’échelle mondiale et, même s’ils sont, depuis près de cent ans, contredits par la réalité nationale, n’ont pas (encore ?) parcouru leur Chemin de Damas…
Toujours est-il qu’ils ont bien du talent de filmer sans pathos et sans sentimentalisme gluant la vie des pauvres gens dans un environnement bouffé par la crise, la désindustrialisation, la mondialisation, l’explosion des cadres sociaux traditionnels et irrigué par les étouffantes injonctions à devenir l’Homo festivus de Philippe Muray, ce qui est une façon de l’appeler à se vautrer dans le Panem et circenses, ces temps de la décadence romaine.
Deux jours, une nuit relate le week-end pesant passé par Sandra (Marion Cotillard), ouvrière dans une PME qui fabrique des panneaux solaires, pour garder son emploi, alors qu’elle sort d’une sérieuse dépression. Elle est épaulée par un mari solide et aimant, Manu (Fabrizio Rongione) et elle doit convaincre une majorité de ses seize collègues de renoncer à une prime de 1000 € pour que le patron puisse la conserver dans l’effectif.
On voit la simplicité du scénario et les risques de pathétique qu’il fait courir aux réalisateurs : on peut aller facilement vers le chantage affectif, le discours sur la solidarité de classe, la lutte sociale, la malfaisance du capital : il n’y a rien de tout cela, mais une manière de filmer simple, efficace, claire. Une capacité à remettre continûment le sujet devant le spectateur, à reproduire avec une régularité et une répétitivité qui ne sont pas fortuites la démarche de Sandra et les réponses de ses collègues, qui, pour la plupart, sont bien embêtés d’avoir à choisir.
Le film se passe à Seraing, dans la banlieue de Liège, région dévastée à murs d’usines interminables, à paysage urbain moche, à maisons de briques éteintes, à terrains aussi vagues que le ciel d’un été incertain. Chacun des ouvriers se débat dans la gêne, la parcimonie, les crédits, la peur de l’avenir. Sans doute ceci n’est-il pas d’une folle originalité, mais ça rend un son d’une pertinence impressionnante.
Marion Cotillard est d’une justesse extraordinaire, le visage à peine maquillé, le corps fragilisé par la dépression, les soucis, l’absence de perspectives (il y a longtemps qu’on a même oublié ce que c’était que l’ascenseur social : on est dans une logique de pure survie) ; elle parvient jusque dans l’adoption d’une trace d’accent wallon (mais infime, si infime et d’autant réussi qu’elle est infime) à caler son personnage, à faire oublier quelle place elle occupe dans le cinéma international. Fabrizio Rongione, mari aimant, inquiet, mais aussi un peu las de cette femme malade dont il faut supporter les découragements, la fatigue, les abandons est particulièrement convaincant. Et les autres acteurs, inconnus, débutants, amateurs peut-être se ressemblent vraiment. ■
DVD autour de 15 €
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