LE COMMENTAIRE DE PIERRE BUILLY.
Manon des sources (1952)
La saveur et le piquant
Il est probable que beaucoup de spectateurs conservent encore en tête le lourd diptyque de Claude Berri, qui date pourtant déjà de plus de trente ans (1986) mais qui doit, il est vrai, repasser de temps à autre à la télévision.
Grand succès public, dû à des images lumineuses et bien léchées d’une Provence qui sait mieux que personne faire la belle, quand on la prend comme ça, à deux acteurs, Montand et Auteuil, au sommet de leur notoriété et aux premières découvertes des ravissantes fesses d’Emmanuelle Béart, qui deviendraient, au fil des ans avec son soutien aux immigrés délinquants, sa marque de fabrique.
Berri réalisait, en fait, L’eau des collines, un couple de deux romans Jean de Florette et Manon des sources, que Pagnol avait écrit en 1953, après avoir réalisé son propre film qui, pour une fois, était une œuvre totalement originale, non une retranscription de théâtre ou une adaptation d’un autre écrivain. Sans doute amusé ou intrigué par ses personnages il en développait certains, mettait du pathétique, un peu de mélodramatique, des couleurs plus contrastées.
Naturellement, sa merveilleuse roublardise tendait un piège, dans lequel le pauvre Berri qui ne manquait pourtant pas lui même d’habileté s’est totalement englué : en gros, on sait d’emblée qui sont les méchants et on les déteste bien fort tout de suite.
Revenons donc à la seule Manon des sources qui mérite ce titre et qui a été magnifiquement éditée par la Compagnie méditerranéenne de films dans le format, pour chacun des deux éléments d’environ 115 minutes chacun, ce qui avait rebuté les producteurs et avait contraint Pagnol à opérer des coupures dans la deuxième partie, en abîmant le rythme et l’esprit.
Sommairement parlant, la version Pagnol-cinéaste procède à l’inverse de la version romanesque, à quoi s’est attaché Berri : on n’est pas dans un monde tragique, plein de silence, de haines recuites, de jalousies immémoriales, d’histoires de famille compliquées et sanglantes mais dans la joyeuse gaieté truculente de la galéjade où l’on boit le pastis à tout moment de la journée sur la placette ombrée de platanes dans la tranquillité harmonieuse de la fontaine.
Comme tous ces braves gens, le boucher, le boulanger, le fontainier, le forgeron, le maire-bistrotier sont pleins d’esprit, et au pis, de verve, sont drôles, sympathiques, qu’ils nous dispensent de ces scènes d’anthologie dont Pagnol a toujours été le grand maître (admirable personnage de l’ancien clerc de notaire Belloiseau/Robert Vattier, le M. Brun de la Trilogie), on se les prend en affection, on s’y attache, on prend à peine garde combien ils sont en fait jobastres, satisfaits d’eux-mêmes, indifférents aux peines des autres, capables de presque tout, sauf en tout cas de faire le moindre bien, comme le leur dit assez joliment le brave curé Henri Vilbert, lors d’un de ses sermons imagés.
Et c’est là une des règles les plus intelligentes qui se puissent : faire s’attacher le spectateur à un individu ou à un groupe avant, en renversant la caméra, si je puis dire, de les montrer, de le montrer sous l’angle de la mesquine petite saleté banale, ordinaire, tellement semblable à ce que nous pouvons être nous-mêmes (grande règle des meilleures comédies italiennes).
Manon des sources souffre toutefois d’un un double gros handicap : la minceur de l’anecdote, qui ne justifiait sûrement pas quatre heures de film ; et surtout Jacqueline Pagnol, belle fille pleine d’allure et d’une certaine étrangeté, mais qui ne parvient pas (pas plus qu’Orane Demazis et moins bien que Josette Day, qui fut sans doute la moins mauvaise), à porter les mots de Pagnol, qui aimait trop les femmes pour les servir bien (Guitry a pourtant réussi ça, non ?). ■
DVD autour de 30 €
Retrouvez l’ensemble des chroniques de Pierre Builly dans notre catégorie Patrimoine cinématographique.
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source