Par Antoine de Lacoste.
De la conquête inspirée du monde au repli prudent, les États-Unis ont fini par douter de leur rôle historique. Mais aucune nation ne peut vivre isolée : d’autres impérialismes émergent et menacent le Nouveau Monde.
Depuis la création de leur pays par des protestants européens rigoristes, les Américains sont convaincus d’être missionnés pour une « destinée manifeste ». Dieu leur a donné un rôle particulier, celui d’être le nouvel Israël. L’Angleterre, entre autres, avait décidé de se débarrasser de ces encombrants illuminés et leur avait demandé, dès le XVIIe siècle, d’exercer ailleurs leurs talents messianiques. C’est ce qu’ils firent dès leur arrivée sur la nouvelle terre promise.
Si l’on veut comprendre l’histoire des États-Unis et leur volonté d’hégémonie, il ne faut jamais perdre de vue ce point de départ historique, toujours très présent dans la culture américaine. Sa conséquence a rapidement été théorisée, par George Washington et bien d’autres : un jour l’Amérique dominera le monde parce que c’est sa destinée. Et cette domination devra s’accompagner d’une conversion des dominés aux valeurs chrétiennes, démocratiques et économiques qui ont fondé la constitution américaine.
Toutes les interventions extérieures des États-Unis, y compris celles qui s’appuyaient sur les mensonges les plus éhontés et les objectifs les plus mercantiles, devaient donc se parer des vertus de la morale et de la volonté divine. Bien sûr, d’autres peuples, d’autres armées s’appuieront sur l’aide divine : du Dieu le veut des croisés de 1099 au Gott mit uns de l’armée allemande, nombreux sont ceux qui ont voulu mettre Dieu avec eux, avec plus ou moins de sincérité. Mais pas au point d’en faire une sorte de fil rouge permanent pour dominer le monde.
Après la guerre d’indépendance, le XIXe siècle américain sera une période de prudentes avancées. L’isolationnisme prétendu des États-Unis ne fut au contraire qu’une alternance de consolidation et de progression à pas mesurés et limitée au continent américain. La situation n’était pas mûre pour une conquête plus importante.
La première guerre mondiale fut une avancée significative, mais freinée ensuite par la crise de 29 et par des moyens militaires encore limités. Auparavant, des interventions ponctuelles à Cuba ou aux Philippines auront été des ballons d’essai réussis par le truchement énergique de Théodore Roosevelt. L’Espagne catholique, et détestée à ce titre, devait être chassée de Cuba parce que trop près des États-Unis, et des Philippines, carrefour commercial essentiel sur la route de l’Asie. Les Américains s’appuieront d’ailleurs sur les Hollandais, autres protestants convaincus, dans la conquête commerciale de cette région.
Le temps du triomphe
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, de Monroe à Theodore Roosevelt, l’ensemble du continent américain est à peu près passé sous contrôle, mais guère plus, hormis quelques avancées ponctuelles en Asie. C’est donc 1945 qui verra l’accomplissement de la vocation universelle du « modèle américain ». À cette date, les États-Unis dominent le monde de façon écrasante, militairement et économiquement.
Le partage de l’Europe à Yalta permettra une mainmise idéologique et économique à peu près totale de l’Europe occidentale. Mainmise d’autant plus acceptée qu’elle signifie une protection décisive face au risque réel d’une invasion soviétique. La compétition avec le bloc communiste permet de réduire le débat à deux modèles : le libéralisme américain ou le communisme. C’est donc sans difficulté que le mode de vie américain va s’imposer en Europe, puis en Asie et, plus modestement, en Afrique. Les années 60 verront pêle-mêle l’exportation de la libération sexuelle, du jean et du coca-cola, trois symboles qui recouvrent bien sûr une réalité beaucoup plus large.
Les pays latins, encouragés par Vatican II et son « ouverture au monde » adhéreront sans beaucoup de résistance religieuse à cette révolution culturelle, contrairement d’ailleurs aux États-Unis où le courant protestant évangélique résiste davantage. L’opposition à l’avortement est ainsi beaucoup plus forte en Amérique qu’en Europe, mais sans remise en cause du modèle américain.
De façon générale, c’est le temps de « l’hégémonie bienveillante » pour le dominant et heureuse pour les dominés.
Les premières fissures vont apparaître avec la guerre du Vietnam. L’échec militaire et surtout moral va entamer la confiance aveugle de l’Amérique en elle-même. Les jeunes ne veulent pas partir et ceux qui y sont se droguent, c’est un choc très violent pour tout le pays. Mais l’histoire est un temps long et il faudra plusieurs décennies pour en mesurer toutes les conséquences.
Car des succès viendront compenser l’humiliante entrée des chars communistes à Saïgon. La reprise des relations avec la Chine est un coup de maître de Nixon, qui inquiète beaucoup Moscou. Dans le même temps l’Union soviétique perd ses pions en Amérique latine, voit ses alliés arabes vaincus par Israël et c’est le président Carter qui organise la réconciliation israélo-égyptienne.
L’apothéose est à venir avec la « guerre des étoiles » lancée par Reagan et que l’Union Soviétique ne pourra pas suivre, car ne peut être surendetté qui veut ! C’est au tour du bloc communiste de ne plus croire en lui, et les errements stratégiques du pauvre Gorbatchev accéléreront le processus. Le Mur tombe, l’Union soviétique suit de près et l’empire éclate, discrètement aidé par les Américains qui encouragent toutes les nouvelles indépendances possibles. L’ours fait toujours peur en raison de sa position géostratégique privilégiée et il faut le dépecer au maximum.
L’Amérique triomphe et bénéficie d’une domination sans partage. Un mot, lancé par le politologue américain Francis Fukuyama, fera date : il annonce « la fin de l’Histoire », c’est-à-dire le triomphe définitif de la démocratie libérale. Aveuglement euphorique déconcertant : tant que l’homme existe, il ne peut y avoir de fin de l’Histoire ni de triomphe définitif, des siècles de conflits sont là pour en témoigner.
C’est au contraire le déclin qui commence, lentement mais sûrement. L’invasion de l’Irak en 2003 va accélérer le processus. L’Amérique a menti pour ce qui sera l’intervention de trop. Celle d’Afghanistan avait été acceptée dans la foulée du 11 septembre et al-Qaïda y avait le gros de ses troupes. Auparavant le Kosovo n’avait que peu intéressé l’opinion américaine.
Le temps des échecs
L’Irak c’est autre chose. Son invasion relève de la doctrine interventionniste des néo-conservateurs, très présents autour de George Bush. Pour convaincre, il fallait mentir et le geste pitoyable de Colin Powell brandissant à l’ONU une petite fiole sensée contenir de l’anthrax fera le tour du monde et l’Amérique sera humiliée. Cette invasion était d’autant plus absurde qu’elle a renversé un régime sunnite pour installer un régime chiite devenu allié de l’Iran, grand ennemi de l’Amérique.
L’opinion américaine a très mal réagi : non seulement des milliers de soldats sont mort en Irak, alors que ce devait être une promenade de santé, mais le mensonge d’État, connu du monde entier, a été ressenti comme une honte. On ne plaisante pas avec le mensonge au pays de la bible, surtout lorsqu’il est public. De nombreux hommes politiques ont vu leur carrière s’arrêter net car ils avaient menti sur leur vie privée ou leurs revenus.
Pourtant Bill Clinton ne changera rien. Très influencé par sa femme Hillary, belliciste convaincue, il poursuivra cette politique hégémonique et interventionniste. L’Amérique mettra ainsi un soin tout particulier, avec l’aide active des Européens, à dépecer la Yougoslavie. La domination serbe dans la région devait cesser, pour cause de proximité excessive avec la Russie. Et puis, la fragmentation sert l’hégémon (le chef militaire de l’hégémonie), vieille doctrine géopolitique toujours valable.
Dans le même temps, Clinton poursuit sa politique antirusse, le fameux containment. La Géorgie fait l’objet d’une attention toute particulière. La CIA y est très présente et les dollars abondent. Les régions russophones du pays, l’Abkhazie et l’Ossétie du sud sont l’enjeu de conflits successifs où Géorgiens, soutenus par des conseillers américains, et séparatistes, aidés par les Russes, l’emportent tour à tour. En 2008, après de nouveaux conflits, l’armée russe envoie 15 000 hommes et règle le problème, montrant ainsi qu’elle n’acceptera pas le basculement dans l’OTAN (c’était l’objectif) d’un nouvel État limitrophe. Cela s’est passé à la fin du deuxième mandat de George Bush.
Dans cette affaire géorgienne, Américains et Russes ont été quasiment face à face. Lors de l’offensive russe d’août 2008 qui dura huit jours, les Américains ont hésité. Dick Cheney, le vice-président néo-conservateur voulait bombarder le tunnel par lequel les chars russes passaient à la frontière. Les avis étaient partagés autour de Bush qui a tranché : c’est non. Les Russes ont donc gagné cette manche.
Nul doute que l’échec cuisant en Irak a pesé et Bush ne voulait pas partir sur une nouvelle guerre. De toutes façons, bombarder directement des Russes lui semblait inconcevable.
Le syndrome irakien pèsera aussi sur Obama. Pourtant, il donnera son feu vert à Sarkozy et Cameron pour la catastrophique intervention en Libye en 2011. Sa secrétaire d’État Hillary Clinton l’y a beaucoup poussé. Mais la mosaïque tribale libyenne avait totalement échappé à l’Amérique qui se retirera après l’assaut contre son ambassade à Benghazi et l’assassinat de son ambassadeur en 2012.
Instruit par tous ces échecs (hormis les Balkans où la création du Kosovo sera le couronnement de l’agression de l’OTAN), Obama ne veut plus d’intervention. Il refusera de suivre François Hollande dans son désir fou de renverser Bachar el-Assad en Syrie et se contentera d’expédier les affaires courantes en Irak et en Afghanistan. La dernière tentative de la CIA pour déstabiliser un État se soldera par un nouvel échec en Ukraine. Poutine profitera du chaos créé pour récupérer la Crimée. La CIA recevra ensuite l’ordre de ne plus fournir d’armes aux nationalistes ukrainiens ni aux islamistes syriens.
Donald Trump a parfaitement compris tout cela. Ce n’est pas un bobo de la côte est, et il sent l’opinion américaine. Il sait qu’elle est lasse de ces interventions coûteuses dans des pays dont elle ne connaît pas le nom. La désindustrialisation a fait des ravages, le fermier du Middle-West veut qu’on s’occupe de lui et la paupérisation croissante des « petits blancs » crée une attente. Ce sera « America first » et la victoire.
La fin de l’hégémonie, bienveillante ou non, est même assumée : trop de boys au loin, trop d’États déstabilisés avec des conséquences imprévues, trop de dollars dépensés pour rien, enfin. C’est à point nommé qu’un sénateur révélera le coût de l’intervention en Afghanistan : 1000 milliards de dollars ! Et tout cela pour donner bientôt le pays aux talibans… Même l’Iran peut détruire la moitié des installations pétrolières saoudiennes sans recevoir une pluie de bombes.
Parallèlement, Trump veut mettre fin au multilatéralisme : trop d’organisations internationales coûteuses et inutiles. Il se retire et inquiète ses alliés : l’hégémon ne veut plus être l’hégémon. Mais il y a une limite très précise : rester la plus grande puissance du monde, sans les contraintes d’être le gendarme du monde. Et là, un nouvel adversaire se dresse : la Chine. Elle non plus n’a pas vocation à envoyer ses troupes, pourtant repeintes à neuf, aux quatre coins du monde : uniquement près de chez elle, pour l’instant du moins. La concurrence va faire rage et l’avenir dira si elle devient affrontement. ■
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