Notre titre est de double origine : la première partie est reprise du titre de l’édito du Figaro du weekend, signé de Patrick Sainte-Marie ; la seconde du titre de l’éditorial du Monde d’hier samedi, pour une fois intéressant. Les deux le sont, d’ailleurs. Mais nous saisirons ici une plutôt rare occasion en reprenant celui du Monde qui rappelle – un peu – le temps où les articles touchant à l’ère islamique y étaient – notamment – signés par Péroncel-Hugoz.
Les titres et les commentaires faibles, se satisfont en général de taper sur Erdogan, ce qui cadre avec l’esprit de facilité, de paresse cérébrale, et d’accusation simple de l’autre. Or Erdogan relève bien d’un monde, d’une civilisation, d’un esprit qui sont autres. Après quinze siècles, cela devrait se savoir, ne pas devoir être souligné.
À juste raison, Le Figaro et Le Monde s’inquiètent surtout de la faiblesse de l’Occident – ou de ce qu’il en reste encore debout – faiblesse qui, elle non plus n’est pas nouvelle mais au moins relève de nous.
A cet égard, deux observations nous viennent à l’esprit :
1. Ce ne sont pas les nations chrétiennes, ni leurs troupes, ni leurs chevaliers, qui ont délivré au siècle dernier, pas plus qu’aux précédents, Sainte-Sophie de son statut de mosquée, imposé en 1453, par le sultan Mehmet II, après la prise de Constantinople par les Ottomans, mais c’est par décision de la transformer en musée, d’un autre Turc, Mustafa Kemal Atatük presque cinq siècles plus tard, en 1934. Son tropisme occidentalisant et progressiste l’avait guidé, non pas du tout les pressions occidentales.
2. Le Monde s’interroge : jusqu’où Erdogan ira-t-il ? Il nous paraît assez clair que ce genre de personnage va toujours aussi loin qu’il lui est possible. Et que ce n’est ni Emmanuel Macron, ni les visages pâles de Bruxelles, ni même Trump, empêtré dans l’improbable alliance turque et dans les rouages de l’OTAN, qui pourront lui marquer ses limites, arrêter son rêve en action de restauration du monde ottoman.
Or, que cela plaise ou non, – l’éditorialiste du Monde n’y songe même pas – nous ne voyons que les Russes et, plus précisément, que Vladimir Poutine qui soient capables de le faire. Et qui, sans-doute, le feront en vertu d’une rivalité multiséculaire. Ce sera, en un sens, une réaction occidentale et chrétienne. Plus précisément une réaction orthodoxe et slave. Nous la voyons monter dans ce monde-là et cela l’honore. L’Union Européenne comptera pour zéro. Et l’église de Rome, figée dans le tropisme islamique du pape François, se sera tue en gémissant.
Basilique Sainte-Sophie transformée en mosquée, interventions en Syrie et en Libye, manœuvres dans la zone maritime de la Grèce… le président turc multiplie coups d’éclat et actes expansionnistes. La réaction des Occidentaux est à ce jour bien timide.
Voilà bien longtemps que Recep Tayyip Erdogan est passé maître dans l’art de la provocation. Encouragé par la mollesse des réactions de l’Occident et galvanisé par ses ambitions nationalistes sur fond de nostalgie de la grandeur ottomane, le président turc avance méthodiquement ses pions en multipliant les coups d’éclat, repoussant chaque fois un peu plus les limites de l’acceptable pour l’Union européenne (UE) et ses alliés de l’OTAN.
Dans ses manœuvres, il n’hésite pas à avoir recours à toute la palette de l’intimidation, des actes les plus symboliques aux agressions délibérées. Il s’agit de tester adversaires et partenaires, qui peinent à prendre la mesure de son jusqu’au-boutisme, tout en cherchant à rehausser sa cote de popularité dans un pays qui s’enfonce dans la crise économique.
La mise en scène organisée vendredi 24 juillet autour de la première grande prière islamique au sein de la célèbre basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, transformée en mosquée il y a quelques jours, ne doit rien au hasard. Cette date correspond au 97e anniversaire de la signature du traité de Lausanne, qui a tracé les frontières de la Turquie actuelle, que M. Erdogan rêve de redessiner.
De « Boukhara à l’Andalousie »
Cet acte est un défi lancé au monde occidental. Le président turc parle d’« une nouvelle conquête ». Ce thème est aujourd’hui ressassé à l’envi dans les médias turcs progouvernementaux. Il s’applique aussi bien à Sainte-Sophie qu’aux visées expansionnistes à travers le monde, en Méditerranée, en Libye, en Syrie, dans le nord de l’Irak, où l’armée turque a lancé récemment une offensive majeure contre les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Le 11 juillet, M. Erdogan a posté une vidéo sur Twitter dans laquelle il affirme que la résurrection de Sainte-Sophie en tant que mosquée a une valeur pour tout le monde musulman, de « Boukhara à l’Andalousie », ouvrant la voie à la « libération » de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem.
En attendant, le symbole ne fait qu’envenimer les relations avec l’UE, et particulièrement avec la Grèce. A la question de Chypre se sont ajoutés le partage de la manne gazière et le tracé du plateau continental. Le 22 juillet, un navire turc n’a pas hésité à mener des explorations offshore, avec l’appui de navires militaires, dans la zone maritime de la Grèce, faisant monter d’un cran la tension en Méditerranée occidentale.
A ce stade, rien ne semble pouvoir arrêter les visées expansionnistes turques. Il est grand temps que les partenaires de la Turquie comprennent à quel point celle-ci s’est métamorphosée. Le pays n’a plus rien à voir avec celui qui frappait à la porte de l’UE, il y a une quinzaine d’années. Plus religieuse et plus agressive sur la scène internationale, la Turquie s’éloigne inexorablement de ses attaches européennes.
La France tente modestement de faire pièce à l’expansionnisme turc, mais reste isolée au sein d’une OTAN qui hésite à modérer les ambitions d’Ankara. Ce faisant, M. Erdogan ne fait que s’adapter à l’absence de stratégie de ses partenaires traditionnels. Le désengagement américain et l’inexistence diplomatique de l’Europe ont créé un vide dans lequel le président turc n’hésite pas à s’engouffrer.
A la barbe des Occidentaux, son armée s’est installée durablement en Libye par la force de ses drones et l’envoi de plusieurs milliers de combattants syriens. Avec l’aval des présidents russe et américain, Vladimir Poutine et Donald Trump, un protectorat turc a été établi dans le nord de la Syrie, où la devise turque, la livre, a cours désormais. Jusqu’où M. Erdogan ira-t-il ? ■
Le président Erdogan pendant une prière dans la basilique Saint-Sophie, devenue récemment mosquée, à Istanbul, le 24 juillet 2020. MUSTAFA KAMACI / AFP