Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publierons sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
Le 8 octobre, la Brigade fut envoyée en Belgique, aux environs de Gand, le général Pau[1] lui ayant donné la mission de tenir coûte que coûte le secteur entre Nieuport et Ypres sur l’Yser jusqu’à ce que les six divisions de l’armée belge qui défendaient Anvers et le détachement britannique – formé de volontaires de la Réserve navale – qui l’accompagnait soient passés à l’ouest du canal de Terneuzen. Elle arrêta les 40 000 Allemands du duc de Wurtenberg à Melle.
La bataille de Dixmude
Le 15 octobre, la brigade arriva à Dixmude[2]. Le lendemain, le général Foch adressa à l’amiral Ronarc’h les instructions suivantes : « Dans les circonstances où nous sommes, la tactique que vous avez à pratiquer ne comporte pas d’idée de manœuvre, mais simplement et au plus haut point, l’idée de résister là où vous êtes. Dans ce but, il y a lieu de préparer sans aucune réserve la mise en œuvre, dans une situation abritée, et de bonnes conditions, de tous vos moyens. Quant à la conduite à tenir, elle consiste pour vous à arrêter net l’ennemi, par la puissance de vos feux en particulier. C’est dire qu’elle est facile à tenir avec les effectifs et les moyens dont vous disposez, qu’elle vous permet d’occuper une grande étendue de terrain et que vous ne devez songer à évacuer la position que sur un ordre formel de vos supérieurs ou à la suite de l’enlèvement de toute la position par l’ennemi. Inutile de dire que je compte entièrement sur votre dévouement pour remplir cette mission ».
Pierre Loti a rapporté dans L’Illustration du 12 décembre 1914, qu’en arrivant à Dixmude, l’amiral Ronarc’h avait dit à ses fusiliers marins : « Le rôle qu’on vous donne est dangereux et solennel : on a besoin de vos courages. Pour sauver tout à fait notre aile gauche jusqu’à l’arrivée des renforts[3], sacrifiez-vous. Tâchez de tenir au moins quatre jours ». « L’amiral a mouillé ici. M’est avis que nous ne démarrerons pas de sitôt », écrivit à sa famille le 18 octobre un fusilier servant sous ses ordres. La brigade tiendra en effet jusqu’au 10 novembre.
Combattant dans des conditions effroyables sous les bombardements et les attaques d’infanterie; la Brigade ne cédera pas. Le 24 octobre il avait reçu du général d’Urbal l’ordre suivant : « Il est de la plus haute importance que l’occupation de la ligne de l’Yser par les armées alliées soit maintenue coûte que coûte Il va de notre honneur d’aider les Belges dans cette tâche jusqu’à l’extrême limite de nos moyens. En conséquence le passage de Dixmude devra être tenu par vous tant qu’il restera un fusilier marin vivant, quoi qu’il puisse arriver à votre droite ou à votre gauche. Si vous êtes trop pressé, vous vous enterrerez dans des tranchées. Si vous êtes tourné, vous ferez des tranchées du côté tourné. La seule hypothèse qui ne puisse être envisagée, c’est la retraite ». Dans ses « Souvenirs de guerre », l’amiral Ronarc’h confessera sobrement sa réaction : « du moment qu’il ne s’agit que de tenir bon jusqu’à destruction totale, je récupère immédiatement toute ma sérénité d’esprit »[4]. C’est que Marin servant à terre, il était inquiet car, « n’étant pas tout à fait du métier, je ne suis pas sans inquiétude pour le cas où il me faudrait manœuvrer tout en restant fortement accroché ».
Ils avaient ordre de tenir quatre jours, contre un ennemi très supérieur en nombre et alors que leur équipement était très insuffisant. De plus, au bout d’une douzaine de jours, à la rage des combats et au froid de l’air s’était ajoutée l’omniprésence de l’eau, les Belges ayant décidé l’inondation des plaines de Flandres. « Dixmude, où ils ont pu tenir vingt-six jours, devenait peu à peu quelque chose comme une succursale de l’enfer »[5], ajoute Pierre Loti. Lorsque le 10 novembre, les Allemands s’emparèrent du champ de ruines qu’était devenue la ville, ils ne purent aller plus loin, « les marins [ayant fait] de la rive gauche un bastion infranchissable »[6]. Et l’amiral Ronarc’h d’expliquer alors : « La ville venait d’être un enfer pour nous. Il fallait qu’elle en devint un pour les Allemands, et tout de suite ! » Sa réaction ne traduisait aucun esprit de vengeance mais seulement le fait qu’aucune adversité, aussi dramatique fut-elle, ne pouvait briser sa volonté. C’est ce qui a conduit le fusilier-marin Paul Broise à juger ce « chef unique » comme l’« incarnation de l’intrépidité froide et de la ténacité bretonne ».
En 2014, Pascal Boisson a pu conclure : « La bataille de Dixmude marque l’arrêt des ambitions allemandes. Un coup sérieux est porté à la puissance militaire de l’Allemagne ; son prestige est atteint, ses effectifs réduits par de lourdes pertes, ses approvisionnements entamés. Dixmude est un des tournants majeurs dans l’histoire de la Première Guerre mondiale ; c’est un combat primordial, puisque la formidable défense de l’Yser que l’ennemi n’a pu franchir vient compléter en quelque sorte les résultats de la bataille de la Marne en fermant aux Allemands le dernier passage encore ouvert de la défense française. Dans l’Histoire française et belge, Dixmude demeure le symbole de la résistance contre l’esprit de conquête ». on comprend pourquoi le général Rouquerol a écrit au ministre de la Marine le 24 juin 1915 : : « le contre-amiral Ronarc’h est un chef dans la plus acception du mot. Les services qu’il a rendus à la tête de sa brigade de marins dont il est l’aîné, sont du domaine de l’Histoire ».
A Dixmude, puis à Nieuport il a montré qu’il ne se laissait égarer par aucune des feintes de l’adversaire et qu’il savait obéir avec intelligence, exigeant même parfois un contrordre lorsqu’il apercevait que l’ordre reçu était irréalisable. Il a ainsi pu tenir, de façon magnifique, un rôle difficile et totalement imprévu. Mais « n’est-ce pas une qualité essentielle des marins d’être toujours prêts à tout », comme l’écrivait le correspondant de la Dépêche de Brest ? Et, l’amiral Ronarc’h possédait cette qualité « au suprême degré ». Affecté à la défense en Belgique au début de la guerre, il y montra qu’à la guerre, la défense n’est pas un but final mais doit permettre les contre-attaques, comme ce fut le cas à Pervyse et à Ranscapelle notamment. Car, pour lui, « en toute chose, il faut considérer la fin ».
Mais plus de la moitié de ses effectifs ont été perdus dans les combats qui durèrent jusqu’à l’automne 1915. (À suivre, demain jeudi) ■
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Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1]
[1] Après son entrevue avec l’amiral Ronarc’h, le général Pau aurait dit aux officiers qui l’accompagnaient : « Regardez ces hommes car ils vont mourir » (cité in B. Massieu, « Les Demoiselles aux pompons rouges », Pierre de Taillac, 2014, p. 37. Selon Charles Le Goffic il aurait simplement dit : « vous ne les reverrez plus ».
[2] Dixmude était une « ville hautement stratégique, notamment parce qu’elle [était] le centre d’un riche réseau de communications. Sa position en [faisait] l’objectif désigné d’une attaque ayant Calais pour but » (Pascal Boisson, « Dixmude », Lorient, 2014).
[3] Les renforts n’arriveront que trois semaines plus tard, le 4 novembre.
[4] L’amiral Ratyé explique dans « La guerre navale racontée par nos amiraux » que dans ses Souvenirs, l’amiral Ronarc’h – « ce froid marin du Ponant » – parle de Dixmude « avec cette froide mesure, ce calme, cette modération qui sont les caractéristiques de son tempérament ».
[5] « La Hyène enragée », Camann-Lévy, 1916, p. 65.
[6] B. Massieu, « Les demoiselles aux pompons rouges », Pierre de Taillac, 2014, p. 122.
*François Schwerer, Docteur en droit et en économie des entreprises, ancien banquier, est aussi un spécialiste de l’histoire de la Grande Guerre. Membre de la Société d’Histoire Maritime, il est l’auteur du livre La marine française pendant la guerre 14/18, publié aux Éditions Temporis (2017) et primé en 2018 (Prix « Bravo-Zulu » de l’Association des Officiers de réserve de la Marine nationale ). François Schwerer collabore à Politique magazine et à la Nouvelle Revue Universelle, sur des sujets de politique économique et sociale, de bioéthique, ou de politique religieuse. Il est l’arrière-petit-fils de l’amiral Schwerer (Photo) qui, après avoir servi dans la Marine française, fut président de la Ligue d’Action Française dans les années 1930. Il est aussi le fils de René Schwerer, longtemps président du mouvement royaliste en Languedoc-Roussillon, avec qui l’équipe de Je Suis Français a beaucoup collaboré au temps de JSF mensuel papier fondé en commun, et des rassemblements royalistes de Montmajour et des Baux de Provence.
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