Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publierons sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
Parmi tous les grands chefs de la guerre
Chef énergique, actif et clairvoyant, il savait comme pas un entraîner les hommes, galvaniser les bonnes volontés et utiliser les compétences.
Et pourtant, chacun le savait « modeste, silencieux et timide », cachant mal son caractère pudique derrière une certaine brutalité de façade. Charles Le Goffic dans son ouvrage sur Dixmude, donne de lui le portrait suivant : « son nom guttural et puissant équivaut à un certificat d’origine. Et l’homme se révèle exactement tel qu’on l’imagine d’après son nom et ce qu’on sait de sa race : physiquement, sur un corps ramassé, trapu, large d’épaules, une tête rude, volontaire, aux plans accusés, très fine cependant, même imperceptiblement ironique, avec des yeux de Celtes, un peu voilés, qui semblent toujours regarder très loin ou en dedans ; au moral, et suivant l’expression d’un de ses officiers, un ajonc de falaise, une de ces plantes de grand vent et de terre pauvre qui s’incruste aux fissures du granit et qu’on n’en arrache plus, l’opiniâtreté bretonne dans toute sa force, mais une opiniâtreté calme, réfléchie, extrêmement sobre de manifestations extérieures et qui concentre sur son objectif toutes les ressources d’un esprit merveilleusement apte à tirer parti des éléments les plus ingrats. Il est assez remarquable que tous les grands chefs de cette guerre soient des méditatifs, des taciturnes : l’opposition ne s’est jamais tant accusée entre l’action et la parole »[1].
En mars 1915, quand il fallut désigner un chef pour commander le corps expéditionnaire français sur la presqu’île de Gallipoli, sous les ordres du général Hamilton, le ministre de la Guerre songea naturellement à l’amiral Ronarc’h mais, finalement, ce fut le général d’Amade qui fut choisi par le Gouvernement. Compte tenu de son tempérament, de son intelligence du combat et de son respect de l’ennemi (qui le conduisait à n’en sous-estimer aucun), il est probable que l’amiral Ronarc’h aurait souvent été en litige avec le général britannique qui commandait en chef. L’amiral Ronarc’h resta ainsi à la tête de la brigade des Fusiliers-marins jusqu’à sa dissolution début novembre 1915.
Vice-amiral le 5 novembre 1915, Membre du Conseil Supérieur de la Marine, à la dissolution de la Brigade des Fusiliers marins, il fut aussitôt chargé de la lutte anti-sous-marine par l’amiral Lacaze. Celui-ci commença par l’envoyer acheter à l’étranger tout type de bâtiment capable de porter un canon. Puis le 27 novembre, une réunion des représentants des marines alliées se tint à Paris sous sa présidence pour coordonner cette lutte. Mais cette affectation n’allait pas durer longtemps car le ministre de la Marine, connaissant bien ses qualités, allait lui demander de mettre ses compétences au service d’un autre objectif majeur.
Le 1er mai 1916, l’amiral Lacaze réorganisa donc complètement le système de défense maritime dans le Pas de Calais qui, jusque-là dépendait du préfet maritime de Cherbourg. Il créa un nouveau commandement, plus près du front à Dunkerque et nomma l’amiral Ronarc’h Commandant supérieur des forces navales dans la Zone des Armées du Nord. Il y collabora avec le général Foch qui commandait à terre et avec la Marine britannique[2] sous les ordres de l’amiral Bacon pour garantir une totale maîtrise de la mer dans la zone du Pas-de-Calais. Son action, qui s’étend de Nieuport au cap d’Antifer, permit la traversée sans perte de plus de six millions d’hommes. Il y sécurisa aussi l’approvisionnement de la France en charbon venu d’Angleterre. Il arbora alors son pavillon sur le dragueur Trouville, mais installa son état-major à l’hôtel de la Marine de Dunkerque, où l’amiral Bacon était en permanence représenté par le commodore Johnson.
Les instructions de l’amiral Lacaze étaient claires et, comme toujours, laissaient à celui à qui elles étaient adressées une grande liberté de manœuvre. « Après étude aussi rapide que possible et entente avec l’amiral commandant la Dover Patrol et le général commandant le corps d’armée opérant dans la région côtière, vous aurez à me proposer les mesures que vous jugerez les plus propres à accroître l’action des divers éléments qui sont à votre disposition pour :
1° Assurer la sécurité de la navigation des transports et navires de commerce ;
2° Maintenir nos ports à l’abri des tentatives de l’ennemi et en obtenir le meilleur rendement ;
3° Etablir une liaison de nos forces navales avec les troupes qui opèrent dans les Flandres, de manière à les garantir de toute surprise du côté de la mer et à les aider, s’il y a lieu, dans leur progression »
Dans son ouvrage sur « La guerre navale dans la Zone des Armées du Nord », le capitaine de vaisseau Thomazi écrira plus tard : « Les relations entre alliés sont intimes et pleines de confiance. L’amiral Bacon et l’amiral Ronarc’h se rencontrent fréquemment, et le premier communique à son collègue français tous ses projets en lui demandant son avis. Les questions d’organisation et de principe sont réglées par entente directe entre eux. (…) Des règles communes aux deux côtés du détroit sont adoptées pour signaler les zones dangereuses autour des points où l’on découvrira des mines, et aussi pour désigner les routes aux navires du commerce et aux transports. La coopération entre les deux marines ne saurait être plus étroite ». De la même façon, l’amiral Ronarc’h établit une collaboration permanente avec les autorités militaires. Et le commandant Thomazi ajoutera : « Ces accords (…) sont facilités par le fait que l’amiral Ronarc’h, dans ses quinze mois de commandement sur le front, a pris des besoins et des habitudes de l’armée une connaissance que ne possède aucun autre officier général de la marine »[3]. Cependant l’amiral Ronarc’h eut plus de mal à obtenir une certaine discipline de la part des patrons pêcheurs de la région.
Le 31 janvier 1917, il imagina de réquisitionner les harenguiers, non plus pour traîner des filets anti-sous-marins, mais pour, groupés en convois, assurer le ravitaillement de la région en charbon. Le 1er février 1918, en accord avec l’amiral Keyes, qui avait succédé à l’amiral Bacon, il envisagea d’autoriser le transport du charbon par des bâtiments isolés suivant des routes convenablement surveillées, les sous-marins allemands ne pouvant plus s’aventurer dans le Pas de Calais. Mais il se heurta à la volonté de la DGGSM désormais commandé par l’amiral Salaün (nommé à ce poste, où il avait succédé à l’amiral Merveilleux du Vignau, par le nouveau ministre de la Marine Charles Chaumet) qui « n’admet pas que l’on applique des règles différentes dans les différentes zones »[4].
Plus tard, lorsque l’amiral Keyes, mit en œuvre le plan préparé par l’amiral Bacon pour embouteiller Zeebrugge, l’amiral Ronarc’h lui suggéra de faire éperonner les portes de l’écluse par le Thétis. Hélas, lors de l’exécution du plan ce bâtiment qui ouvrait la voie aux autres qui l’accompagnaient ne put que s’échouer dans le canal. Il n’en demeure pas moins, que malgré toutes les difficultés d’exécution et son demi-échec, cet embouteillage a été considéré, selon le jugement de l’amiral Fournier, « le plus beau fait d’armes de l’histoire navale ». En décrivant « La guerre navale dans la Zone des Armées du Nord », le capitaine de vaisseau Thomazi a fait constater qu’« il n’est pas un projet de l’amiral Bacon ou de l’amiral Keyes sur lequel l’amiral Ronarc’h n’ait été consulté avant son exécution ; et c’est sans arrière-pensée que le chef français mettait à la disposition de son collègue britannique tous les moyens dont il disposait »[5].
Le 21 mars 1918, l’amiral Ronarc’h s’opposa à l’évacuation de Dunkerque que les Alliés craignaient de voir tomber entre les mains de l’armée allemande. Il réussit à faire valoir sa volonté, là encore, avec l’appui de l’amiral Keyes et l’accord tacite du général Foch. Le 2 mai, il obtint d’un conseil franco-britannique tenu à Abbeville que « les ports du nord de la France constituent un objectif d’un intérêt capital pour l’issue de la guerre, que tout doit être fait pour en assurer la conservation et qu’ils doivent être défendus coûte que coûte ». Il les avait sauvés.
Grand-Croix de la Légion d’honneur, il termina sa carrière en succédant à l’amiral de Bon comme chef d’Etat-major général de la Marine, ayant mérité cette citation : « Toujours le 1er au danger, a su provoquer par son exemple chez tous ses subordonnés, les plus beaux actes de courage et de dévouement au pays ». Et nous retrouvons là une des qualités premières de cet homme « modeste, silencieux et timide (…) qui se méfiait de son affabilité », comme le décrivit Charles Le Goffic, lui qui ne se départit jamais de sa devise : « Fais pour le mieux avec ce que tu as ». (À suivre, demain vendredi : l’amiral Lacaze) ■
* Articles précédents …
Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2]
[1] « Dixmude », Plon-Nourrit, 1919, p. 37, 38.
[2] « Mes cordiales relations avec l’amiral Ronarc’h sont un des plus agréables souvenirs de mon commandement », écrira en 1933 l’amiral Bacon dans « La patrouille de Douvres », p. 245. Il ajoutera ce trait important : « avec beaucoup d’expérience et de jugement, il était toujours prêt à entrer dans des vues nouvelles ».
[3] « La guerre navale dans la zone des Armées du Nord », Payot, 1928, p. 128, 129.
[4] A. Thomazi, « La guerre navale dans la zone des Armées du Nord », Payot, 1928, p. 195.
[5] Id. P. 229.
*François Schwerer, Docteur en droit et en économie des entreprises, ancien banquier, est aussi un spécialiste de l’histoire de la Grande Guerre. Membre de la Société d’Histoire Maritime, il est l’auteur du livre La marine française pendant la guerre 14/18, publié aux Éditions Temporis (2017) et primé en 2018 (Prix « Bravo-Zulu » de l’Association des Officiers de réserve de la Marine nationale ). François Schwerer collabore à Politique magazine et à la Nouvelle Revue Universelle, sur des sujets de politique économique et sociale, de bioéthique, ou de politique religieuse. Il est l’arrière-petit-fils de l’amiral Schwerer (Photo) qui, après avoir servi dans la Marine française, fut président de la Ligue d’Action Française dans les années 1930. Il est aussi le fils de René Schwerer, longtemps président du mouvement royaliste en Languedoc-Roussillon, avec qui l’équipe de Je Suis Français a beaucoup collaboré au temps de JSF mensuel papier fondé en commun, et des rassemblements royalistes de Montmajour et des Baux de Provence.
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source