Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publierons sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
« Cette flamme du cœur qui anime et réchauffe tout »
Né le 22 juin 1860 à Pierrefonds (Oise), Marie Jean Lucien est le deuxième fils de Joseph Honoré, médecin et de Marie Julie Lory des Landes, son épouse. La famille est installée à Saint Denis de La Réunion, mais l’enfant ayant un caractère réputé difficile, est envoyé en pension en France, d’abord trois ans à Sarlat puis au lycée de Lorient où il prépare l’Ecole navale. Il est admis en 1877, à 17 ans. Petit, mince, décidé, ayant de la répartie, facilement insolent, Lucien fait preuve aussi d’intelligence et de courage. Les amis qu’il se fait à cette époque, notamment les futurs amiraux Antoine Schwerer, Charles Amet, André Biard, Louis Charlier, Ferdinand de Bon, Henri Mercier de Lostende mais aussi le médiéviste Joseph Bédier, il les gardera toute la vie.
Aspirant le 5 octobre 1880. Il se distingue rapidement en sauvant l’un de ses camarades, Henri Mercier de Lostende, tombé à la mer dans le goulet de Brest. Cette action lui vaut la médaille d’argent du sauvetage que lui remet le capitaine de vaisseau Charles Guépratte (le père du héros des Dardanelles) qui commandait alors l’école.
En 1881, il est à bord du cuirassé d’escadre Provence, Division navale du Levant, puis sur la Reine-Blanche pendant la campagne contre les kroumirs de Tunisie. Il participe ainsi au bombardement de Tabarka, sous les ordres de l’amiral Conrad puis à la prise de Bizerte (5 mai 1881), avec sa compagnie de débarquement. Le 15 juillet, il se bat encore à terre et participe ainsi à la prise de Sfax. En 1882, sur la Galissonnière, toujours au Levant, il participe au bombardement d’Alexandrie par l’escadre franco-anglaise dirigée par l’amiral anglais Seymour.
De 1883 à 1885, il est sur le croiseur Beautemps-Beaupré, Division navale de l’Océan Indien. Il commande alors avec succès la compagnie de débarquement mise à terre lors des combats de Tamatave en novembre-décembre 1884.
En septembre 1888, il commande la Mésange avec laquelle il remonte le fleuve Sénégal. A cette époque, son supérieur, le capitaine de frégate Scias note : « dans quelques circonstances, à défaut d’instructions, a pris sur lui d’agir sans se préoccuper si c’était à lui ou non de prêter son concours ».
Officier breveté Torpilleur, en avril 1890, il sert comme second sur le d’Estrée. En 1891, commandant le torpilleur 130, dit Ventre-à-terre à Cherbourg, il montre qu’il « manœuvre bien », avec intelligence et sang-froid. En 1894, il est envoyé à Fiume pour effectuer la recette des torpilles automobiles de type Whitehead qui y sont fabriquées.
Commandant ensuite la canonnière Estoc, au Tonkin il fait la connaissance du général Gallieni à qui il voue une très grande admiration et du chef d’escadron, « d’opinions non conformistes »[1], Hubert Lyautey avec qui il se lie d’amitié. Il est alors noté comme un « officier distingué qui a beaucoup d’autorité sur les hommes et sait se faire aimer et obéir ».
En juillet 1897, il commande les torpilleurs de réserve à Alger avant d’être nommé aide de camp de l’amiral Besnard, ministre de la Marine puis de l’amiral de Cuverville, chef d’Etat-major général qui le juge très intelligent, très pondéré, droit et méthodique. Il le quitte pour devenir chef de cabinet du nouveau ministre de la Marine, Edouard Lockroy.
Le 30 décembre 1901 il est promu Officier de la Légion d’honneur pour « services exceptionnels lors de l’occupation de Mytilène (île de Lesbos) : a, par son tact et la fermeté de son attitude, désarmé la résistance de l’autorité militaire turque ; par l’habileté de ses mesures d’ordre, a réussi à éviter un conflit imminent entre nos détachements de marins et les troupes turques ».
En 1902, Chef d’État-Major de la Division de Tunisie. Il seconde l’amiral Merleau-Ponty, dans la construction de la base navale de Bizerte. Quand Camille Pelletan décide d’interrompre la construction de la base navale de Bizerte, l’amiral Merleau-Ponty l’envoie négocier avec le ministre de la Marine la poursuite des travaux et Lucien Lacaze fait alors preuve d’une grande diplomatie et d’un grand sens de la persuasion.
Le 8 juillet 1903, il commande le du Chayla, en Méditerranée, sous les ordres de l’amiral Antoine qui le couvre d’éloges mais note aussi ses « dispositions d’indépendance dans l’exécution des ordres ». Officier de marine complet, ayant servi à terre, spécialiste des torpilles, ayant aussi acquis une certaine expérience d’état-major et du monde politique, il ne lui manque plus qu’une expérience celle de la diplomatie internationale.
C’est chose faite en novembre 1905 quand il est nommé attaché naval à Rome où il est très apprécié de l’ambassadeur de France Camille Barrère qui s’appuie sur lui pour entretenir de bonnes relations avec le Saint-Siège, malgré la rupture officielle entre la France et le Vatican. Il se lie alors d’amitié avec l’attaché naval britannique, le futur amiral Keyes qui sera le second de l’amiral de Robeck aux Dardanelles et qui organisera l’embouteillage de Zeebrugge. Il seconde ensuite l’amiral Arago qui représente la France à la conférence internationale de La Haye.
Son petit-neveu, Bertrand Larréra de Morel, le décrit alors : « doux et courtois, il est cependant émotif et peut être submergé par de grandes colères. Son désir de plaire et de convaincre est grand mais son indépendance de jugement et sa volonté le conduiront à prendre des décisions rapides, sans appel et parfois brutales. Frugal dans son mode de vie, il ne fuit pas pour autant les mondanités. Son désintéressement personnel est total mais son ambition est grande ».
Chef d’État-major de l’amiral Germinet, dans l’escadre de Méditerranée fin 1907, il est alors longuement interrogé par Théophile Delcassé sur la catastrophe de l’Iéna. A cette époque, « Germinet est considéré comme le plus puissant cerveau de l’armée navale et les jeunes officiers ne jurent que par lui. (…) Lacaze saisit sur le champ toutes les intentions de son nouveau chef et c’est de concert que les deux hommes élaborent une série d’instructions destinées à faire de l’escadre de la Méditerranée une force cohérente et toujours armée pour la bataille » [2]. Il commande ensuite le cuirassé Masséna, porte-pavillon du Contre-amiral Pierre Le Bris, Commandant la Division des Écoles de canonnage. A l’époque, le canon était encore considéré comme l’arme par excellence, la torpille ayant un rayon d’action limité et une trajectoire qui manquait encore de fiabilité.
Contre-amiral le 24 octobre 1911, il devient Chef de Cabinet du Ministre de la Marine Théophile Delcassé – qu’il « sut conseiller avec autant de finesse d’esprit que d’intelligence »[3] – , avec l’approbation totale du chef d’Etat-major général de la Maine, l’amiral Aubert qui l’avait connu à Bizerte et ne tarissait pas d’éloges à son sujet. Il met au point la théorie de la collaboration des flottes franco-anglaises et prépare une loi qui ne sera pas votée à ce moment-là mais qu’il fera adopter lorsqu’il sera devenu ministre de la Marine en 1915, celle qui abaisse l’âge de la retraite des Officiers. Quand il quitte le ministère, Delcassé le note : « Autorité, décision, tact, culture générale, liberté d’esprit, haute conscience, grande puissance de travail, inquiétude du détail qui ne dérobe pas la vue de l’ensemble, le contre-amiral Lacaze possède toutes les qualités où se reconnaît un chef ».
En août 1913, il commande la 2ème Division de la 1ère Escadre, pavillon sur le Mirabeau, puis le Voltaire en 1914. Il préside la commission permanente d’artillerie de l’Armée navale. Mais, l’amiral Boué de Lapeyrère – qui ne l’avait accepté qu’à contre-cœur en 1913 et avait alors refusé de le noter – ne lui donnera jamais l’ordre, pourtant sollicité, de poursuive le Goeben et le Breslau alors que ces deux bâtiments, se dirigeant vers Messine, étaient à portée de son escadre au début du mois d’août 1914. Les tensions entre les deux hommes ne font que croître, Lacaze reprochant à son chef sa trop grande prudence. Le chef de la 1ère Armée navale l’accusant d’indiscipline[4] demande son rappel le 10 mars 1915 et Victor Augagneur l’envoie comme commandant de la Marine à Marseille où il a la charge d’organiser la logistique de l’expédition des Dardanelles puis le transport à Salonique des troupes qui constituent l’embryon de l’armée d’Orient.
Après la démission de l’amiral Boué de Lapeyrère, remplacé par l’amiral Dartige du Fournet (qui a été préféré par Victor Augagneur aux amiraux Chocheprat et Le Bris pourtant plus anciens dans le grade et mieux notés) et la chute du gouvernement, René Viviani tente d’en former un nouveau dans lequel il propose Lacaze comme ministre de la Marine. Mais il doit bientôt renoncer et Poincaré confie alors la présidence du Conseil à Aristide Briand qui aurait voulu confier le portefeuille de la Marine au vice-amiral Darrieus. Mais Aristide Briand se heurte alors tant à Léon Bourgeois qu’à Théophile Delcassé qui estiment grandement le contre-amiral Lacaze et en qui Poincaré croit aussi. A la Chambre, Viviani menace de ne pas voter la confiance au nouveau ministère si les deux personnalités à qu’il voulait confier les portefeuilles de la Guerre (général Gallieni) et de la Marine (amiral Lacaze) ne sont pas retenues. Au Sénat, l’amiral Bienaymé fait aussi campagne en sa faveur. Et Lacaze restera ministre de la Marine, dans trois gouvernements successifs, du 30 octobre 1915 au 2 août 1917. En le recevant à l’Académie française, Gabriel Hanotaux lui dira que si plusieurs gouvernements lui ont ainsi fait confiance c’est parce qu’il est « la douceur et la fermeté, la loyauté et l’indulgence, la finesse et l’autorité. (…) Sans nul désir de plaire, vous plaisez ; on vous aime parce que vous aimez, avec cette flamme du cœur qui anime et réchauffe tout »[5]. (À suivre, demain samedi) ■
* Articles précédents …
Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
[1] Jacques Chastenet, discours de réception à l’Académie Française au 40ème fauteuil, précédemment occupé par l’amiral Lacaze, le 28 novembre 1957.
[2] Jacques Chastenet, discours de réception à l’Académie Française au 40ème fauteuil, précédemment occupé par l’amiral Lacaze, le 28 novembre 1957.
[3] Amiral Ratyé, in « La guerre navale racontée par nos amiraux », Schwarz, 1933, tome 18.
[4] « Tant qu’il peut se croire l’inspirateur des notes de son chef, il tolère son autorité ; dans le cas contraire, il le combat par des moyens qui n’ont rien de militaire et font le plus grand tort à la discipline générale ».
[5] Journal officiel de la République française, 6 novembre 1937, p. 12 322.
*François Schwerer, Docteur en droit et en économie des entreprises, ancien banquier, est aussi un spécialiste de l’histoire de la Grande Guerre. Membre de la Société d’Histoire Maritime, il est l’auteur du livre La marine française pendant la guerre 14/18, publié aux Éditions Temporis (2017) et primé en 2018 (Prix « Bravo-Zulu » de l’Association des Officiers de réserve de la Marine nationale ). François Schwerer collabore à Politique magazine et à la Nouvelle Revue Universelle, sur des sujets de politique économique et sociale, de bioéthique, ou de politique religieuse. Il est l’arrière-petit-fils de l’amiral Schwerer (Photo) qui, après avoir servi dans la Marine française, fut président de la Ligue d’Action Française dans les années 1930. Il est aussi le fils de René Schwerer, longtemps président du mouvement royaliste en Languedoc-Roussillon, avec qui l’équipe de Je Suis Français a beaucoup collaboré au temps de JSF mensuel papier fondé en commun, et des rassemblements royalistes de Montmajour et des Baux de Provence.
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