Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publierons sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
Il* confie la direction de son cabinet à son ami d’enfance, le capitaine de vaisseau Schwerer qu’il fait aussitôt nommer contre-amiral.
Rapidement, il nomme Chef d’Etat-major général de la Marine son camarade de promotion à l’Ecole navale Ferdinand de Bon qui commandait jusque-là la division des bases du corps expéditionnaire d’Orient et dont les Anglais disent, qu’à lui tout seul, il vaut bien toute une escadre. Il prend comme officier d’ordonnance, celui qui était son aide de camp sur le Mirabeau, le futur amiral Georges Durand-Viel (auquel succèdera le lieutenant de vaisseau Raymond Castex). Le sous-chef de cabinet sera le commandant Desbans qu’il avait connu à Marseille comme responsable de la défense des côtes et qui s’était fait remarquer pour sa clairvoyance dans la lutte contre les sous-marins. Pour maintenir comme attaché naval à Londres son ami Henri Mercier de Lostende (troisième attaché naval français à Londres depuis le début de la guerre, et qui connaissait parfaitement toutes les subtilités du fonctionnement de l’Amirauté puisqu’il avait déjà deux fois occupé le poste avec succès), il le fera nommer contre-amiral. Ainsi se constitue l’équipe que l’amiral Daveluy appellera les ADL : les Amis de Lacaze.
Arrivant au ministère, l’amiral Lacaze en modifie l’orientation dans deux directions. La première est de considérer que la Marine n’est qu’une composante de l’ensemble des forces armées[1] et qu’elle ne doit donc pas mener une guerre de son côté face aux seules marines ennemies ; la seconde est d’identifier la menace principale comme venant de dessous la surface des eaux : sous-marins et mines sous-marines. Il met ainsi entre parenthèses la recherche de la « bataille décisive » entre deux escadres. Ce changement d’orientation est révélateur de son esprit pragmatique. En effet, sous les ordres de l’amiral Germinet, il avait appris l’importance de la guerre d’escadre et, devenu chef de cabinet de Théophile Delcassé, il avait poussé au développement des cuirassés. Mais, constatant que les circonstances ont changé, il s’adapte. Cela le conduit tant à acquérir des torpilleurs rapides à l’étranger qu’à imposer la navigation en convois, à développer considérablement l’aviation navale et à favoriser la recherche d’armes et techniques nouvelles (TSF, écouteurs permettant de repérer les sous-marins, grenades sous-marines…). Ce faisant, il reprend à son compte les idées avancées au début de la guerre par celui qui était alors le chef d’Etat-major général de la Marine, l’amiral Pivet[2], idées que Victor Augagneur n’avait pas voulu faire siennes.
Son indépendance d’esprit et sa vivacité le conduisent à bousculer la marine italienne qui est depuis son entrée en guerre aux côtés des Alliés, normalement garante des mouvements en Adriatique et à organiser le sauvetage de l’armée serbe. Celle-ci, après avoir été reconstituée à Corfou, est transportée à Salonique où elle va grossir les rangs de l’armée d’Orient avec laquelle elle participera à l’offensive victorieuse du maréchal Franchet d’Esperey. Il décide aussi de rationnaliser l’organisation de la défense des côtes en créant un commandement unique sur les côtes de la Manche orientale et de la mer du Nord qu’il confie à l’amiral Ronarc’h, S’il se désintéresse de la « communication » de son ministère puisque, pour lui, il s’agit d’abord de bien faire quitte à laisser dire, il crée un service cinématographique de la Marine, avec un but pédagogique.
Face à Briand qui tergiverse, il cherche par tous les moyens à ce que la Grèce abandonne sa neutralité (laquelle, sert d’excuse pour laisser les sous-marins allemands s’abriter et se ravitailler facilement dans les îles). Sa fermeté ne sera pas immédiatement couronnée de succès et conduira un corps de débarquement français de tomber dans un traquenard à Athènes le 1er décembre 1916. « Faute de pouvoir faire démissionner Briand, nous dit Bertrand Larréra de Morel, le ministre de la Marine démit le chef de l’Armée navale ! »[3] Cette décision brutale sera mal acceptée notamment par les Parlementaires emmenés par Victor Augagneur, Charles Chaumet et Louis Nail. L’amiral Lacaze, excédé, présente sa démission en août 1917, ce qui entraîne la chute du gouvernement.
Nommé vice-amiral le 22 septembre 1917 il devient préfet maritime du 5ème arrondissement à Toulon. En 1919, il apaise les mutineries qui ont gagné le port du Levant et rétablit l’ordre par son calme et son courage face aux révoltés. Cette action d’éclat qui lui vaut une lettre de félicitations de Clémenceau, lui sera rappelée par Gabriel Hanotaux lors de sa réception à l’Académie française : « Au dire d’un témoin, vous vous avançâtes seul, et vous leur parlâtes doucement, posément, modérément, comme vous savez le faire ; et le groupe se dispersa de lui-même ». Jacques Chastenet dira plus tard que « les marins se sont sentis en présence, non seulement d’un chef, mais d’un homme juste et d’un ami » [4]. Ce que ne disent pas ces témoignages, c’est qu’en agissant ainsi, l’amiral Lacaze évita qu’on n’envoya contre les marins révoltés, le régiment de Sénégalais que le Gouvernement avait été requis pour cela.
Le ministre de la Marine, Georges Leygues a salué l’action de son prédécesseur : « l’amiral Lacaze est remarquable par l’étendue de ses connaissances générales, pour la vivacité et la finesse de son esprit. Il a occupé les plus hautes situations dans la Marine, y compris celle de ministre (cabinet Briand 1915) et il s’est toujours trouvé à la hauteur de sa tâche. Lorsque des incidents se sont produits à Toulon au lendemain des mutineries de la mer Noire, il a montré, comme préfet maritime, le tact et la fermeté qu’exigeaient les circonstances. Son expérience et ses brillantes qualités intellectuelles lui permettront de servir utilement son pays partout où il sera placé ».
Il quitte le service actif en juin 1922 et est décoré de la médaille militaire le 14 juillet de la même année. « Délégué à la Société des Nations, son patriotisme ardent s’accommodera mal des abandons consentis au détriment de la grandeur et de la sécurité de la nation la plus pacifique dont la force maintenue représente encore la plus haute garantie de la paix européenne, et il demandera à être dégagé d’une responsabilité morale qui l’engageait contre sa conscience » [5]. En 1923, il fait partie des délégués français à la conférence de Lausanne sur l’Empire ottoman.
Jusqu’à sa mort, restant fidèle à ses amis qu’il continuera de fréquenter jusqu’au bout, il préside la Société centrale de sauvetage des naufragés, puis la Société des Œuvres de la mer. Il est nommé membre de l’Académie des sciences coloniales où il collabore avec le maréchal Lyautey pour la réalisation de l’exposition coloniale de 1931, de l’Académie des Beaux-arts, de l’Académie de Marine qu’il préside en 1928-1929 et de l’Académie française. Quoiqu’étant « un croyant peu pratiquant »[6], il accepte de présider l’association « Les amis des missions », soutient activement l’action de Raoul Follereau contre la lèpre et accueille le cardinal Pacelli, légat du pape Pie XI, lors de l’inauguration de la chapelle mariale pontificale de l’exposition universelle de 1937.
En lui remettant la médaille offerte par ses amis pour ses 90 ans, le poète Raphaël Barquisseau complète son portrait : « il est difficile de se reconnaître dans ce dédale de sociétés que vous dirigez avec une assiduité incroyable, avec une mémoire toujours présente, sans un papier dans la poche, avec une hauteur et une justesse de vue qui font notre admiration, aussi difficile que de suivre votre jeune pas pressé dans ce Paris, votre grand village, que vous traversez dix fois par jour presque toujours à pied, avec un effrayant mépris pour les passages cloutés, malgré les autos qui vous ont en vain renversé quatre ou cinq fois, mais ont finalement renoncé à vous avoir ».
Il meurt à Paris le 23 mars 1955 et bénéficie de funérailles nationales. (Marine française – À suivre, demain dimanche) ■
* Articles précédents …
Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955) [1]
[1] Il assurera à trois reprises l’intérim du ministère de la Guerre : lors de la maladie du général Gallieni en mars 1916, entre le départ du général Roques – qui a succédé au général Gallieni – et l’arrivée du général Lyautey (qui était encore en poste au Maroc lors de sa nomination) et après la démission du général Lyautey avant l’arrivée de Painlevé en mars 1917.
[2] Il est vrai que le chef de cabinet de l’amiral Lacaze n’est alors que l’ancien sous-chef d’Etat-major aux côtés de l’amiral Pivet : Antoine Schwerer.
[3] « L’amiral Lacaze », Editions Christian 2004, p.114.
[4] Jacques Chastenet, discours de réception à l’Académie Française au 40ème fauteuil, précédemment occupé par l’amiral Lacaze, le 28 novembre 1957.
[5] Amiral Ratyé, in « La guerre navale racontée par nos amiraux », Schwarz, 1933, tome 19.
[6] Bertrand Larréra de Morel, « L’amiral Lacaze », Editions Christian, 2004, p. 138. La question religieuse était une de celles dont il s’entretenait le plus souvent avec son vieil ami, l’amiral Schwerer, lorsqu’il venait lui rendre visite tous les étés au Port-Louis.
*François Schwerer, Docteur en droit et en économie des entreprises, ancien banquier, est aussi un spécialiste de l’histoire de la Grande Guerre. Membre de la Société d’Histoire Maritime, il est l’auteur du livre La marine française pendant la guerre 14/18, publié aux Éditions Temporis (2017) et primé en 2018 (Prix « Bravo-Zulu » de l’Association des Officiers de réserve de la Marine nationale ). François Schwerer collabore à Politique magazine et à la Nouvelle Revue Universelle, sur des sujets de politique économique et sociale, de bioéthique, ou de politique religieuse. Il est l’arrière-petit-fils de l’amiral Schwerer (Photo) qui, après avoir servi dans la Marine française, fut président de la Ligue d’Action Française dans les années 1930. Il est aussi le fils de René Schwerer, longtemps président du mouvement royaliste en Languedoc-Roussillon, avec qui l’équipe de Je Suis Français a beaucoup collaboré au temps de JSF mensuel papier fondé en commun, et des rassemblements royalistes de Montmajour et des Baux de Provence.
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