Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
Au début de la guerre, l’armée française ne disposait que de peu de canons lourds.
Si le canon de campagne de 75 mm était largement supérieur au canon allemand de 77 mm, à l’inverse l’artillerie lourde française était quasi inexistante Pour pallier cette faiblesse, plusieurs idées furent successivement mises en œuvre, faisant toutes, appel aux canons de la Marine. C’est ainsi que naquit la flottille des canonnières fluviales. Flottille hétéroclite, car ces canonnières furent construite en un temps record en utilisant tout le matériel de récupération possible. Les plaques de blindage et les canons furent prélevés sur de vieux cuirassés désarmés (Brennus, Charles Martel, Carnot et Masséna), les chaudières sur les chaloupes du port de Brest ou celles de la Seine. Au total, douze canonnières à fonds plat et gouvernails multiples (un ou deux à l’arrière et un à l’avant de façon à permettre aux canonnières de repartir en marche arrière sur les canaux étroits), pouvant flotter dans moins de trois mètres de hauteur d’eau, armées avec des canons à pointage à bras de 138 mm (pour les huit premières) et de 100 mm (pour les quatre autres). En théorie, les canons auraient pu tirer à une cadence plus élevée que trois coups à la minute, mais « comme le pointage se faisait au niveau d’eau, il fallait attendre, après chaque coup, que la canonnière, qui avait reçu un mouvement d’oscillation assez fort, eût retrouvé son équilibre »[1].
Lors du lancement du programme, nul n’avait songé à baptiser ces nouvelles unités qui furent donc désignées par des lettres de l’alphabet. Les premières canonnières furent surnommées par les marins qui servaient dessus : A comme « Ardente », B comme « Brutale », C comme « Cruelle », D comme « Décidée », F comme « Furieuse » et G comme « Guerrière ».
Ces batteries étaient à la disposition du général commandant l’Armée à laquelle elles étaient affectées. Si la première batterie fut envoyée sur le front de Belgique renforcer l’artillerie de la VIIIe Armée française aux ordres du général d’Urbal, les deux autres furent installées sur le canal de l’Aisne à la Marne[2], à la hauteur de Vaudemanges ; elles venaient épauler la IVe Armée française que commandait le général de Langle de Cary (qui venait de succéder au général Gouraud). Pour se rendre à leur poste de combat, les canonnières avaient du mal à suivre une trajectoire rectiligne le long du canal ; elles étaient ballottées d’une rive à l’autre… la taille des gouvernails ayant été mal calculée. Des réparations de fortune s’avérèrent indispensables pour permettre aux canonnières d’aller prendre leur place.
Si, sur mer, les marins avaient appris à effectuer des tirs à vue, alors qu’on est en mouvement et que la cible se déplace aussi dans le même plan, ils durent changer de méthode avec les canonnières fluviales. Il leur fallait en effet ; effectuer des tirs, à l’arrêt, sur des cibles dissimulées à la vue et qui pouvaient être à une altitude différente. L’angle de pointage se trouvait donc être la résultante d’un angle de hausse (fonction de la distance entre le canon et la cible), d’un angle de site (pour tenir compte de la différence d’altitude) et d’un angle de dérive (variant avec la force du vent et la densité de l’air). Tous ces éléments devaient naturellement être calculés à la main. Mais ce n’était pas tout. Il fallait bien sûr évaluer chacun de ces paramètres. Pour évaluer la distance, par exemple, il y avait trois possibilités : utiliser un télémètre de campagne lorsque cela était possible, estimer à la jumelle quand on le pouvait, ou calculer sur une carte. Or, c’était le paramètre le plus facilement accessible. Pour estimer la force et la vitesse du vent, rien ne valait l’expérience. Comme les cibles n’étaient quasiment jamais visibles, qu’il fallait tenir compte des replis de terrains et des obstacles intermédiaires (d’où la prise en compte aussi d’un angle d’écrêtement), les tirs étaient obligatoirement des tirs indirects…
La montagne de Reims, sur laquelle était installé le poste de commandement des tirs des canonnières avait été équipée de trois observatoires, le premier sur le mont Sinaï (point culminant à 288 m et dominant la vallée de la Vesle jusqu’à laquelle les troupes allemandes étaient arrivées), au milieu des Faux de Verzy, le second au nord au Moulin de Verzeay et le troisième plus au sud à Villers-Marmery (au Mont Grippé). On appelait Faux ces hêtres[3] tortillards qu’on ne trouve que dans la forêt de Verzy.
Ces arbres qui sont quasiment uniques en Europe – on en recense à peine 800 aujourd’hui – auraient été, à l’origine, plantés par Saint Basles qui évangélisa la Lorraine avec Saint Rémi, avant de se retirer comme ermite dans la forêt de Verzy. En 664 l’archevêque de Reims, Saint Nivard, a fondé une abbaye sur les lieux de l’ancien ermitage. Ces « faux » pousseraient à l’emplacement même des jardins de l’ancienne abbaye bénédictine qui a été ruinée en 1652 par les troupes du duc de Lorraine.
L’ordre d’opérations n° 42 du 3 septembre 1915 avait envoyé les deuxième et troisième batteries au « point culminant » du canal de l’Aisne à la Marne, entre les écluses de Wez et de Vaudemanges. Le lieu était bien choisi car, à cet endroit, le canal est bordé d’arbres dissimulant les canonnières aux yeux de l’ennemi.
Ceux-ci ne pouvaient donc repérer leur emplacement exact avant qu’elles ne furent entrées en action. Sur cette partie de canal, longue d’environ 20 km, se trouve un tunnel passant sous le Mont Billy et dans lequel les canonnières pouvaient s’abriter.
A très courte distance, à portée de TSF, se trouvait l’observatoire du Mont Sinaï[4], qui y avait été implanté dès octobre 1914 et qui domine de ces 288 m d’altitude le panorama de la vallée de la Vesle laquelle s’étend à ses pieds 200 mètres plus bas. Le mouvement des troupes ennemies pouvait donc y être relativement facilement repéré sur un front de plus de 30 km, soit par observation directe soit par tout signal transmis par n’importe quel aéronef survolant le terrain. Le centre des liaisons radiotélégraphiques fut installé aux Petites Loges et aux Sept Saulx tandis que les moyens aériens d’observation étaient regroupés à Arcis-sur-Aube, en particulier le dirigeable de découverte, Alsace.
Outre des combats sporadiques qui eurent lieu à partir du 11 août 1915, la première opération d’envergure à laquelle participa la flottille des canonnières fluviales est la Grande offensive de Champagne qui débuta aux Sept-Saulx le 22 septembre et dura jusqu’au 9 octobre 1915. Pendant les huit premiers jours de cette Grande offensive de Champagne, les batteries restèrent à leur poste jour et nuit. A elle seule la deuxième batterie tira plus de 3 000 obus au cours des quatre premiers jours, mais à partir du 28 septembre le rythme des tirs des canonnières dut baisser, l’armée ayant envoyé pour les approvisionner des obus de 140 mm (au lieu de 138), totalement inadaptés et donc inutilisables.
Si les canonnières avaient eu du mal à arriver jusqu’à leur point d’installation, lors de la grande offensive de Champagne, leur mise en œuvre fut de plus terriblement perturbée par les conditions atmosphériques déplorables qui régnaient ce jour-là. Le brouillard avait empêché les avions d’observation de décoller et les canonnières ne pouvaient pas repérer l’emplacement exact de leurs cibles avant qu’elles ne se manifestent. C’était, rendu obligatoire par le temps : Messieurs les Allemands, tirez les premiers ! Quelques jours plus tard, la neige fit son apparition.
Si la première ligne allemande a bien été enlevée sur plus de 22 km après ce terrible bombardement, les Allemands tinrent bon sur la seconde. Et, le 6 octobre, le général Joffre décida d’arrêter l’offensive. Le 19 octobre, au petit matin, les Allemands lancèrent sur tout le secteur des gaz asphyxiant et ce sont les canonnières qui furent chargées de riposter en tirant sur les cantonnements ennemis. Tout leur personnel était équipé de simples cagoules ce qui était considéré comme suffisant pour les protéger, les gaz n’arrivant à leur hauteur que très dilués. Mais, plus bas, sur le terrain les pertes furent très lourdes. (Marine française – À suivre, demain lundi) ■
* Articles précédents …
Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955) [1] [2]
[1] J. Rouch, in « La navigation sur le Rhin », 15 février 1931.
[2] Ce canal est long de 58 km entre le canal latéral de l’Aisne et celui de la Marne. Il comporte 24 écluses, permettant de passer de l’altitude de 56,50 m à Berry-au-Bac à celle de 77,70 à Condé-sur-Marne, en passant par un point haut situé à 99,59 m au bief de partage. Construit à partir de 1841, pour relier Paris à Strasbourg, il a été porté au gabarit Freycinet pour accueillir des péniches de 39 m de long et 5,20 de large avec 2,20 m de tirant d’eau. Il est alimenté par une prise d’eau sur la Vesle en amont des Sept-Saulx. Il comporte trois ouvrages d’art remarquables : la voûte du Mont-de-Billy, le pont-canal de Sillery et l’usine élévatoire de Condé-sur-Marne. Pour permettre aux péniches de passer sous le Mont-de-Billy, la voûte était équipée d’un système de touage constitué d’un câble sans fin accroché sur la paroi, à hauteur d’homme, et actionné par une machine à vapeur installée à l’entrée du tunnel du côté du Mont-de-Billy.
[3] Le nom « faux » vient du latin « fagus » qui signifie « hêtre ».
[4] C’est en octobre 1914 que les militaires français du 34ème régiment d’artillerie installent un observatoire sur les hauteurs de Verzy pour observer les mouvements des troupes allemandes le long de la vallée de la Vesle, observatoire qu’ils baptisent alors Mont Sinaï. Il est au centre d’un dispositif de surveillance qui comprend aussi deux autres observatoires principaux, celui du moulin de Verzenay (sur le versant nord de la Montagne de Reims) et celui du Mont Grippé (au sud, à Villers-Marmery).
*François Schwerer, Docteur en droit et en économie des entreprises, ancien banquier, est aussi un spécialiste de l’histoire de la Grande Guerre. Membre de la Société d’Histoire Maritime, il est l’auteur du livre La marine française pendant la guerre 14/18, publié aux Éditions Temporis (2017) et primé en 2018 (Prix « Bravo-Zulu » de l’Association des Officiers de réserve de la Marine nationale ). François Schwerer collabore à Politique magazine et à la Nouvelle Revue Universelle, sur des sujets de politique économique et sociale, de bioéthique, ou de politique religieuse. Il est l’arrière-petit-fils de l’amiral Schwerer (Photo) qui, après avoir servi dans la Marine française, fut président de la Ligue d’Action Française dans les années 1930. Il est aussi le fils de René Schwerer, longtemps président du mouvement royaliste en Languedoc-Roussillon, avec qui l’équipe de Je Suis Français a beaucoup collaboré au temps de JSF mensuel papier fondé en commun, et des rassemblements royalistes de Montmajour et des Baux de Provence.
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Je lis depuis le début tous les jours cette suite d’articles d’un grand intérêt qui est tout à fait remarquable. Merci . A F.S. et à JSF.