Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
En 1884, sous les ordres du Capitaine de Frégate Ernest Richard[1], le Rigault de Genouilly partit rejoindre l’escadre de l’amiral Courbet en mer de Chine. Selon un de ses anciens commandants, ce croiseur de 2ème classe, mis en chantier en 1873, moins de cinq mois après le décès de l’amiral dont il portait le nom, avait une réelle valeur maritime et des qualités remarquables : « Il porte admirablement sa voilure… il tient la cape d’une façon merveilleuse… gracieux de forme, très logeable… » mais, d’un point de vue militaire, il n’avait aucune valeur. Sa coque était en bois et ne possédait aucun cloisonnement ; « …c’est un navire appelé à flamber au 1er obus ». Son artillerie, composée de huit canons de 140 mm disposés en barbette, était démodée et elle était dépourvue de véritable protection. Il manquait de vitesse (à peine 14,3 nœuds) et sa consommation de charbon était excessive.
Au moment où il appareilla pour rejoindre la mer de Chine, son équipage (de 195 hommes) venait juste d’être éprouvé par une forte épidémie de fièvre jaune. « Aussi, avant de l’expédier en Extrême-orient on avait décidé de lui faire subir une désinfection aussi complète que possible. On commença par immerger le navire dans un des bassins de radoub de Brest pendant plusieurs jours. Après quoi on alluma dans tous les compartiments d’immenses réchauds pleins de soufre qu’on laissa brûler trois jours, tous les orifices obturés. Puis, après ventilation et lavage, on peignit tout l’intérieur à la chaux »[2]. Si ce traitement s’était bien révélé efficace contre la fièvre jaune, hélas, pendant la traversée l’équipage dut subir une épidémie de choléra. « A peine arrivions-nous dans la mer Rouge que les cancrelats bruns volants des Antilles, espèce très particulière, faisaient à bord leur réapparition. Les larves de ces maudites bêtes fort désagréables et repoussantes qui ont la mauvaise habitude de vous ronger la peau des doigts de pied pendant votre sommeil avaient résisté à tout »[3].
Ce périple mémorable conduisit le bâtiment à traverser un champ de scories flottant sur les eaux : le reste de l’éruption du Krakatoa[4] qui avait tué plus de 36 000 personnes le 27 août 1883, provoqué un tsunami géant et voilé le soleil sur un rayon de plus de 160 km pendant plus de 22 heures.
« Comme l’approvisionnement de charbon du croiseur n’était pas très considérable et que le commandant avait reçu l’ordre de faire la traversée aussi économiquement que possible en utilisant la voilure du bâtiment, il avait décidé de passer par le Détroit de la Sonde entre Java et Sumatra en profitant des vents de Sud-Ouest qui règnent dans l’Océan Indien à cette époque de l’année.
Un matin, au lever du jour, alors que nous étions à peu près au milieu de l’Océan Indien, à plus de deux mille kilomètres du Détroit de la Sonde, j’aperçus devant le bâtiment une ligne brune s’étendant à perte de vue à droite et à gauche et ayant absolument l’aspect d’un immense récif à fleur d’eau. Aucune illusion d’optique n’était possible l’aspect se précisant de plus en plus à mesure que j’approchais.
Stupéfait d’un phénomène aussi inattendu, car nous étions encore une fois au milieu de l’Océan Indien qui, à cet endroit, a plus de 4 000 mètres de profondeur, je fis prévenir le commandant. Celui-ci fut aussi surpris que moi et c’est avec la plus grande précaution que nous approchâmes de ce singulier banc qui était composé de petites pierres ponces flottant de la grosseur du poing. Ce banc dont l’étendue était immense, car nous mîmes plusieurs heures à le traverser, provenait évidemment de la fameuse éruption du Krakatoa. Toutes les scories projetées par le volcan à une énorme hauteur et à grande distance de la côte avaient formé cette sorte d’île flottante que les vents et les courants avaient transportée à grande distance »[5].
Quelques temps après son arrivée en mer de Chine, le Rigault de Genouilly connut à son tour un accident relativement commun à l’époque : l’explosion d’une chaudière. Treize marins furent tués. Dès que l’amiral Courbet apprit l’accident survenu au Rigault de Genouilly alors que celui-ci n’était pas encore arrivé à Kelung, « il voulut venir à notre rencontre dans une embarcation par mer démontée pour saluer nos morts et nous dire la part qu’il prenait à notre peine » [6].
C’est bien, en effet, l’escadre de l’amiral Courbet que le Rigault de Genouilly venait rejoindre. Mais, que faisait donc en mer de Chine à la fin du XIXème siècle cette escadre française que l’on renforçait ainsi ?
Le 25 août 1883, la France avait imposé son protectorat au Royaume d’Annam, dont le Tonkin n’était qu’une province. Aussi, lorsque Jules Ferry avait décidé d’envoyer l’amiral Courbet en mer de Chine, ce ne pouvait être que pour y contenir un empereur de Chine indisposé par ce renversement d’alliance que la France imposait à « son » protectorat. Dès lors ce fut une véritable guerre contre la Chine que Courbet dut entamer et mener sans instruction précise et sans soutien. A l’initiative du capitaine de frégate Fournier, le plan de campagne du Gouvernement pour contraindre la Chine « consistait à faire porter tout notre effort sur Formose. Le diplomate d’occasion avait changé de peau et était devenu stratège. Ce plan visait à prendre possession de mines situées entre Kelong et Tamsui, ce qui conduisait tout d’abord à occuper ces deux points, malgré qu’ils n’eussent que des rades foraines où les bâtiments n’avaient qu’un mouillage précaire. C’est ce plan qui fut imposé à l’amiral Courbet malgré ses protestations, malgré ses objections lumineuses »[7].
Le chef que les marins arrivés sur le Rigault de Genouilly découvrirent était « un des meilleurs officiers » qu’avait rencontré l’amiral Bouët-Willaumez, « le plus complet », selon l’amiral Cloué. Il ne ressemblait à aucun de ceux qu’ils avaient connu jusque-là. « Personne ne cherchait moins que lui la popularité. Son extrême froideur, son masque impassible, la façon toujours courtoise, mais jamais familière, dont il parlait aux hommes, semblaient de nature à élever un mur entre lui et ses subordonnés. Cependant, je crois que jamais un chef n’a été respecté, admiré et aimé autant que l’Amiral Courbet l’a été par ceux qui ont eu l’honneur de servir sous ses ordres, et je suis certain que jamais chef n’a été plus digne de l’absolue confiance que nous avions en lui »[8] . « Nous savions tous que sa froideur n’était qu’apparente que son cœur était chaud, qu’il souffrait de nos fatigues, de la dure existence que nous menions. Et puis il y avait chez lui autre chose qui avait je crois, contribué à sa grande popularité. C’était son admirable bravoure. Il n’admettait pas qu’un chef, après avoir préparé minutieusement une opération de guerre pût se séparer de ceux qui allaient l’exécuter »[9].
De tempérament non-conformiste, il gardait cependant toujours un aspect soigné : chacun connaît le portrait de l’amiral Courbet, en pantalon blanc immaculé, veste bleue impeccablement boutonnée, col cassé évidemment, nœud papillon et coiffé de son chapeau de paille à large ruban noir flottant dans le vent, sur la passerelle du Bayard. Car rien ne le décrit mieux : soigné par respect pour les autres, rigoureux dans l’accomplissement de son devoir, strict sur le fond et débonnaire dans la forme. Selon Balincourt, « il est en service exact, un peu sec et presque dur, mais en dehors, bon enfant, bon camarade, gai, spirituel et causeur entraînant ». (À suivre, demain mardi) ■
* Articles précédents …
Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955) [1] [2]
Marine française : En 1915, les canonnières fluviales aux Faux de Verzy
[1] Entré à Navale en 1860, le commandant Richard venait d’exercer, dans le deuxième gouvernement Ferry, les fonctions de chef de cabinet du ministre de la Marine, l’amiral Peyron qui était un grand partisan de l’expansion coloniale française, notamment au Tonkin. Il sera promu contre-amiral en 1897.
[2] Amiral A. Schwerer, « Souvenirs de ma vie maritime, 1878-1914 », L’Etoile, 1933, p. 72.
[3] Amiral A. Schwerer, notes inédites.
[4] Qui signifie « mont silencieux ».
[5] Amiral A. Schwerer, notes inédites.
[6] Amiral A. Schwerer, notes inédites.
[7] Amiral Daveluy, « Réminiscences », Economica, 1991, p. 243.
[8] Amiral A. Schwerer « Souvenirs de ma vie maritime, 1878-1914 », L’Etoile, 1933, p. 79.
[9] Amiral A. Schwerer, notes inédites.
*François Schwerer, Docteur en droit et en économie des entreprises, ancien banquier, est aussi un spécialiste de l’histoire de la Grande Guerre. Membre de la Société d’Histoire Maritime, il est l’auteur du livre La marine française pendant la guerre 14/18, publié aux Éditions Temporis (2017) et primé en 2018 (Prix « Bravo-Zulu » de l’Association des Officiers de réserve de la Marine nationale ). François Schwerer collabore à Politique magazine et à la Nouvelle Revue Universelle, sur des sujets de politique économique et sociale, de bioéthique, ou de politique religieuse. Il est l’arrière-petit-fils de l’amiral Schwerer (Photo) qui, après avoir servi dans la Marine française, fut président de la Ligue d’Action Française dans les années 1930. Il est aussi le fils de René Schwerer, longtemps président du mouvement royaliste en Languedoc-Roussillon, avec qui l’équipe de Je Suis Français a beaucoup collaboré au temps de JSF mensuel papier fondé en commun, et des rassemblements royalistes de Montmajour et des Baux de Provence.
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