Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
Dans le chef qu’il était devenu on retrouvait l’enfant espiègle mais volontaire et déterminé qu’il avait été ; peu respectueux des convenances, mais attentionnés aux autres, sans jamais être familier.
Froid, certes ; mais comme pour se protéger lui-même car cet extraordinaire meneur d’hommes était avant tout l’ami des hommes. Pour lui, le chef était d’abord et avant tout le serviteur de tous ceux qui étaient placés sous ses ordres. Il n’avait peur que de lui-même et de sa propre faiblesse. Etienne Taillemite complète son portrait en précisant qu’il était « un esprit clair, méthodique, réfléchi, ne laissant rien au hasard. Son coup d’œil infaillible d’excellent stratège lui permettait de mesurer jusqu’où il pouvait pousser l’audace. Ses ordres sont toujours clairs, jamais suivis de contrordres. Les instructions qu’il donne à ses subordonnés se distinguent à la fois par leur précision et leur vigueur »[1].
L’exemple qu’il donnait à tous portait d’autant plus que chacun savait qu’il n’approuvait pas souvent les mesures que son gouvernement lui prescrivait de prendre. « Et cependant, jamais son entourage militaire ne surprit un murmure sur ses lèvres. Il obéissait toujours, mettant la France au dessus de ses préférences particulières et s’efforçant constamment de servir la patrie, d’être utile à son pays »[2].
Le Rigault de Genouilly participa donc au blocus de Formose qui avait été décidé par Jules Ferry, mais que Courbet jugeait inutile et entrepris dans les plus mauvaises conditions qui se pouvaient imaginer. Cependant la lenteur de ce bâtiment fut telle qu’il n’arriva sur place qu’après le siège de Fou-Tchéou en août 1884. « Fou-Théou ne valait qu’à la condition d’attaquer ensuite Nankin. Des troupes encore ! En fin de compte, Ferry inventa d’aller à Kelung, qui est au nord de Formose. Il y avait là du charbon. De ce charbon-là le gouvernement de Pékin se souciait comme un poisson d’une pomme. Mais si Courbet s’en doutait bien, Ferry n’en avait aucune notion »[3]. Déjà hostile au Traité de Tien-Tsin qui avait été signé le 11 mai 1884, l’amiral Courbet ne pouvait absolument pas approuver la politique que lui imposait le gouvernement. Toute sa correspondance privée, dont ses subordonnés ne connaissaient pas le contenu, montre combien il était en désaccord profond avec les ordres qu’il était chargé d’exécuter. Cela le conduisait à ne pas avoir une grande estime pour les hommes politiques de son temps. « En homme de guerre qu’il était, avant tout, il ne tenait pas suffisamment compte des difficultés extérieures et intérieures avec lesquelles Jules Ferry était obligé de composer »[4].
En fait, tout au long de cette campagne de Chine, il a été demandé à Courbet de conduire une action dont il n’approuvait pas le plan. Mais il était discipliné et savait obéir autant qu’il savait commander. « Je déplore, écrivit-il à son ami Gal le 24 octobre 1884, que nous ne soyons pas actuellement au Pé-Tchi-Li, au lieu d’immobiliser à Formose la majeure partie de nos forces navales et les seules troupes dont je dispose. Je ne vois pas encore clairement l’utilité de l’occupation de Ké-Lung pour la conclusion du différend. Puisse un avenir prochain m’ouvrir les yeux ! ». C’était surtout les yeux du Gouvernement qu’il aurait voulu voir s’ouvrir.
En attendant, le Rigault de Genouilly prenait du temps pour arriver en mer de Chine rejoindre l’escadre qui s’était déjà largement illustrée à Sontay. « Nous savions que les opérations continuaient et nous pestions tous à bord contre la lenteur de la traversée qui nous empêchait d’être avec nos camarades, au danger et à l’honneur »[5]. Ce qui importait donc à tous ces jeunes marins, était de venir se joindre à leurs camarades qui, loin de ses côtes, se battaient pour la France. Leur but immédiat s’arrêtait là. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’au-delà de cette dimension matérielle, ils allaient trouver un chef qui allait leur communiquer un véritable sens du service et leur apporter un supplément d’âme.
Le renfort rejoignit donc l’escadre de l’amiral Courbet à Kelung. Ce fut là que les marins du Rigault de Genouilly firent la connaissance de ce chef exceptionnel car c’est « pendant le blocus de Formose que Courbet allait donner la mesure de sa capacité comme homme de mer, de sa fermeté d’âme et de ses qualités de chef »[6]. Si Courbet avait une confiance totale en ses collaborateurs et subordonnés (à qui il demandait l’impossible), chaque fois que ceux-ci lui faisaient part de leur incertitude sur une action à entreprendre, il n’hésitait pas à payer de sa personne pour lever les doutes et apprécier personnellement les risques. [Au sommet du mât de misaine du Bayard, Courbet évalue les défenses de Kelung. (dessin Dick de Lonlay)]
Dans le compte rendu de la bataille de Fou-Tchéou que l’amiral Courbet envoya au Ministre de la Marine le 11 septembre 1884, et où il décrivit notamment tous les préparatifs de l’action du 22 août, se révèle son âme chevaleresque : « Le vice-consul de France à Foutchéou que j’avais prié de se rendre en temps opportun à bord du Volta apprit immédiatement les décisions du Gouvernement et remonta à Foutchéou pour amener son pavillon et prévenir le Vice-Roi et les Consuls que je comptais ouvrir le feu dans la journée du lendemain. De mon côté, j’informai l’Amiral Anglais[7] le soir même, le commandant de la corvette américaine[8] le lendemain de grand matin et j’invitai le Vice-Consul anglais à Pagoda à avertir les bâtiments marchands. La plupart de ceux-ci étaient déjà, ainsi que les bâtiments de guerre, mouillés hors des limites où, suivant toutes probabilités, l’action allait se passer. (…) Il ne me restait plus qu’à choisir le moment favorable… ». Selon l’amiral Dowell, à Fou Tchéou, « l’amiral Courbet s’était placé dans la plus critique des situations et courait à un désastre » mais, comme l’a noté plus tard l’amiral Denis, il « avait reconnu d’un œil infaillible jusqu’où il pourrait tenter la fortune et payer d’audace ».
« Pendant six mois il fallut faire le blocus des côtes de Formose qui, d’octobre jusqu’en avril, saison pendant laquelle règne la mousson de nord-est, sont battues par des vents violents, qui soufflent même en tempête. Nos rares journées passées au mouillage de Kelung n’étaient pas un repos ; car la petite baie était ouverte au nord-est ; la houle y pénétrait. On roulait bord sur bord. Les chaînes des ancres cassaient quelquefois et, sauf pendant de très rares accalmies, il fallait avoir toujours les chaudières sous pression, la machine prête à marcher au premier ordre, afin de pouvoir sortir immédiatement de la baie en cas de rupture de chaîne »[9]. [Ci-dessus, dessin de Dick de Lonlay].
Or ces difficultés maritimes ne furent que peu de choses au regard des autres dangers qui furent, de plus, omniprésents. « Comme toutes les têtes des Français étaient mises à prix, les Chinois, y compris les paisibles commerçants de Kelung, qu’on avait laissés d’abord à leurs boutiques, n’hésitaient pas à guetter, à travers les bambous, les hommes qui s’aventuraient seuls sur la plage et à leur couper le cou »[10]. (À suivre, demain mercredi) ■
* Articles précédents …
Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955) [1] [2]
Marine française : En 1915, les canonnières fluviales aux Faux de Verzy
Marine française. En mer de Chine : à l’école de l’Amiral Courbet [1]