PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro du 13 août. Nous la publions aujourd’hui. Mathieu Bock-Côté s’y livre au jeu des analyses électorales mais il le fait sur fond d’une analyse plus profonde et plus politique. Il pense qu’en dépit de la crise sanitaire et économique qui frappe les Etats-Unis, Donald Trump conserve des chances de l’emporter si les questions identitaires s’imposent comme le sujet central de la campagne. En vérité, nous nous trouvons dans ce cas comme dans un certain nombre d’autres, face à une forte proportion d’imprévisibilité. Cette dernière est peut-être tout simplement l’un des marqueurs forts de la période.
La gauche radicale américaine se complaît dans une idéologie qui fait de la haine de l’homme blanc hétérosexuel son principal moteur.
Il y a quelques mois encore, la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis semblait possible.
C’est sous le signe de la révolte populaire qu’il a mené sa campagne de 2016 et, installé au pouvoir, il n’a jamais renoncé à la posture de l’insurgé. Milliardaire, il avait néanmoins contre lui la presque totalité des élites médiatiques, qui le traitaient comme un usurpateur. Les démocrates n’acceptèrent jamais son élection et cherchèrent par tous les moyens possibles à l’invalider en menant même contre lui une tentation d’impeachment. Chez les républicains non plus, il ne fut jamais vraiment le bienvenu.
D’une crise à l’autre, la base de Trump s’est pourtant maintenue. La colère qui anime une partie du pays reste profonde. «Make America Great Again»: le slogan annonçait une fronde contre la décadence supposée des États-Unis. Trump s’est fait élire en réhabilitant un nationalisme populiste qui avait été banni de la politique américaine depuis le milieu des années 1990. L’Amérique devait se redécouvrir comme État-nation historique, avec ses intérêts propres, et ne plus se voir comme la préfiguration d’un empire universel. Elle devait même renouer avec un protectionnisme décomplexé en cessant de croire que ses intérêts se déployaient naturellement dans les paramètres de la mondialisation heureuse. Dans cet esprit, Trump a voulu rompre avec le consensus immigrationniste américain.
Malgré la campagne permanente menée contre son Administration, Trump ne semblait donc pas battu en début d’année. Mais l’histoire demeure le domaine de l’imprévu. La crise du coronavirus l’a profondément fragilisé. Même si la gestion de la pandémie aux États-Unis est très contrastée selon les États, c’est lui qui, dans l’esprit public, est jugé responsable de ce qui passe, avec raison pour un désastre américain. D’une déclaration ubuesque à l’autre, il a contribué à sa propre décrédibilisation, comme s’il n’était pas vraiment parvenu à prendre le Covid au sérieux. À certains moments, il était franchement grotesque et tirait vers le bas la fonction présidentielle en plus de laisser son pays s’enfoncer dans la crise sanitaire. Les rodomontades trumpiennes sur le mode de la virilité surjouée étaient souvent pathétiques.
Désormais, les sondages semblent définitifs. Si on les croit, Trump sera éjecté de la présidence. L’embrasement ayant suivi la mort effrayante de George Floyd l’aurait même achevé. Mais si l’Amérique s’est révoltée avec raison devant cette scène, il n’est pas certain qu’elle se reconnaisse dans la radicalisation de cette protestation, qui a viré à l’émeute et au vandalisme iconoclaste en plus de semer ici et là des foyers d’anarchie comme on l’a vu à Portland. Sur ce terrain, Trump espère rebondir. Il a déjà envoyé ce signal: il fera compagne non seulement contre «Sleepy Joe», comme il surnomme méchamment Joe Biden, en laissant entendre qu’il est atteint de sénilité, mais contre la gauche radicale qui aurait mis la main sur le Parti démocrate, même si le choix de Kamala Harris comme colistière, qui relève en partie du clientélisme ethnique revendiqué, est censé rassurer l’électorat.
Telle est peut-être la dernière chance de Trump. Car la radicalisation de la gauche américaine est indéniable, comme en témoigne la gauche modérée elle-même, qui s’est récemment soulevée contre la « cancel culture ». Elle trouve son noyau idéologique dans l’université, où s’est imposée la figure de la foule lyncheuse, mais elle n’y est plus confinée. Son univers mental a contaminé tout le pays. La gauche radicale américaine se complaît dans une idéologie qui fait de la haine de l’homme blanc hétérosexuel son principal moteur. Elle fantasme ouvertement sur la mise en minorité des « Blancs », comme s’il fallait prendre contre eux une revanche historique, ce qui n’est qu’une manifestation parmi d’autres de la névrose raciale américaine qui tend par ailleurs à s’exporter en Europe.
On l’oublie mais Biden lui-même, qui a pourtant la réputation d’un centriste, a déjà versé dans cette rhétorique. En 2015, il disait: « La vague (d’immigrants) continue toujours. Cela ne va pas s’arrêter, et nous ne devrions pas non plus vouloir que cela s’arrête. En fait, c’est l’une des choses dont, je pense, nous pouvons être le plus fiers. (Nous voulons) un flux d’immigration incessant. (…). Des gens comme moi qui étaient de race blanche, d’origine européenne, pour la première fois en 2017 nous serons dans une minorité absolue aux États-Unis d’Amérique. (…) Moins de 50 % de la population américaine, à partir de là, sera de souche européenne blanche. Ce n’est pas une mauvaise chose. C’est la source de notre force ». Biden se trompait de quelques années. La démographie américaine annonce plutôt ce basculement pour 2043. Chose certaine, plus la campagne se clivera autour de la question identitaire, plus Trump espérera tirer son épingle du jeu. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).