PAR PIERRE BUILLY.
La raison du plus faible de Lucas Belvaux (2006).
Le fond du trou sans fond.
Prenons Patrick (Éric Caravaca), un jeune trentenaire, un garçon formidable (« parfait » dit même sa femme), titulaire de trois licences (mais de quoi ? sociologie, psychologie, philosophie, la trilogie gagnante du monde moderne ?) et chômeur dans la mouise.
Prenons sa femme, Carole (Natacha Régnier), lumineuse, amoureuse, qui se tue la santé dans une blanchisserie industrielle. Ces deux-là, vraiment attachants, ont un fils, Steve, espiègle et sympa comme tout (Élie Belvaux, formidable de naturel).
Prenons Robert (Claude Semal), la bonne cinquantaine, qui, lorsqu’il se réveille la nuit (et ça doit être toutes les nuits, et même plusieurs fois par nuit) a pour premier réflexe d’écluser une Jupiler, la bière wallonne bien connue. Et son meilleur ami, Jean-Pierre (Patrick Deschamps), paralysé des jambes, dont Robert s’occupe presque maternellement. L’un et l’autre ont été métallurgistes, jusqu’à ce que la désindustrialisation, la mondialisation, les concentrations, les retraites anticipées, etc.
Prenons Marc (Lucas Belvaux) qui vient d’obtenir un travail de nuit, à l’embouteillage, précisément chez Jupiler (« quelle chance t’as ! » va lui dire Robert lorsqu’ils feront connaissance, dans un estaminet) ; Marc a déconné naguère, a déconné très fort : attaques à main armée ; il est en liberté surveillée, il ne veut pas replonger.
Prenons enfin Liège, Liège ou sa banlieue : une atmosphère pesante d’usines dinosauriennes, de friches industrielles, de pays foutu.
Un peu comme l’Angleterre des Midlands, de The full monty ? Si vous voulez ; un peu le décor. En pire. Et ça va être beaucoup moins rigolo.
En fait, cet équilibre minable, cet équilibre décourageant pourrait durer longtemps, pourrait durer toujours. Tout le monde s’y est fait ; même Patrick, le triple licencié, ne regimbe presque plus. Jusqu’à ce que la mobylette familiale qui emmène Carole chaque matin à son boulot tombe en panne ; et qu’on ne puisse en acheter une nouvelle, même une mob d’occasion. Et Carole doit se lever encore une heure plus tôt. Mais lorsque le père de Carole offre à sa fille un engin neuf, il prend ça comme une humiliation, la dernière, celle qui fait déborder l’amertume.
Et donc, presque naturellement, l’idée vient à ce petit groupe de paumés d’aller faire un casse facile, chez le ferrailleur (Gilbert Melki) qui – en plus ! – vend en morceaux l’ancienne usine où en ont bavé Robert et Jean-Pierre.
Belvaux lors de sa conférence de presse au festival de Cannes, disait « Petit à petit, les gens qui dérapent, qui ne savent plus comment faire, ne croiront plus en la démocratie, ils renonceront à l’idée de revendication, d’action commune pour aller vers une économie parallèle, souterraine, pas forcément le braquage, il peut s’agir de deals, de détournements de fonds, des affaires, quoi ! Des trucs tombés du camion... ». C’est tout à fait ça : on veut faire un braquage pour payer une mob à Patrick, pour que Carole puisse se lever une heure plus tard, pour que Jean-Pierre ait un fauteuil roulant neuf : des Pieds Nickelés tragiques, braves et minables.
Naturellement, tout ça va très mal finir : deux morts, un blessé, des vies encore plus foutues qu’avant.
Et ce que ce film a de plus désespérant, c’est son épilogue : les billets du braquage jetés du haut d’une tour, les badauds qui se précipitent pour les ramasser. Dans les années Soixante-Dix, embuées d’un naïf gauchisme militant, la foule aurait levé le poing et chanté L’Internationale : là, comme dans un Audiard cynique et classique, chacun s’en met plein les poches et songe à la joyeuse ribouldingue qu’il va s’offrir avec cette rentrée inespérée !
La solution n’est pas la Révolution.
Et comme je n’ai pas non plus de recette miracle, je me concentre sur l’extraordinaire qualité du film, sur la façon qu’a Belvaux de filmer la déconfiture industrielle, les crevasses des usines, avec tant d’émotion qu’il les rend belles, sur sa direction d’acteurs, trognes de bistrots où on encafouine sa vie, visages de personnages denses qui font partie de la famille Belvaux (Jean-Pierre (Patrick Deschamps), c’est Jaquillat, le boss de la drogue de l’admirable trilogie Un Couple épatant/Cavale/Après la vie, comme le ferrailleur Gilbert Melki y est le policier Pascal Manisse).
Et puis, si cette histoire est désespérante, elle n’est en aucun cas, et jamais larmoyante. Une preuve supplémentaire de la qualité d’un Belvaux sacrément inspiré , même s’il décrit un univers absolument désespérant et sans remède.
Plus rien n’a de sens, la lutte syndicale ou politique, l’espérance collective ne sont plus que des mots auxquels personne ne croit ; c’est L’horreur économique décrite, il y a quelques années sur un ton violemment polémique, mais très attachant, par Viviane Forrester.
Il y a très peu de scènes gaies, ou simplement sereines : un dîner en commun, une farce au jardin ouvrier, quelques gestes de tendresse entre Patrick (Éric Caravaca) et Carole (Natacha Régnier) et c’est à peu près tout ; tout, à tout moment, est pesant et inquiet, jusqu’au désastre final, au delà de lui, puisque le panoramique qui clôt le film, même pris d’un hélicoptère, enferme tout autant que le reste des images… ■
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