PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro de ce matin. Nous la publions aussitôt. Mathieu Bock-Côté a raison d’y célébrer l’amitié, la camaraderie en général – et selon Kessel – pour les justes raisons qu’il indique. Remplacée souvent de nos jours par l’artificiel et vain copinage, le déclin des véritables amitiés révèle celui de nos sociétés qui les permettaient autrefois sans nuire à l’éclosion des personnalités transgressives, hors normes, ou même héroïques. Il nous revient à la mémoire que De Gaulle a dit un jour à Peyrefitte : « vous savez, la politique, sans les hommes, ce n’est pas grand-chose« . A la fin des années 1920, Joseph Kessel s’était rendu à Martigues, en reportage, pour y rencontrer Charles Maurras. Une sympathie était née entre ces deux tenants des causes nobles, aux destins si différents. Hors du commun. Le reportage de Kessel parut en volume en 1927. Plus tard, Kessel fera circuler son avion au dessus du chemin de Paradis à Martigues, pour saluer Maurras. Kessel était un Russe juif. Il écrira plus tard à Londres sur une table de bistro le Chant des partisans, avec son neveu Maurice Druon. L’un et l’autre, comme Charles Maurras ont siégé à l’Académie française. Camaraderie ? Amitié ? Sans doute.
Sans théoriser la virilité, il l’incarne, on trouve chez lui un sens aigu de la camaraderie.
Joseph Kessel n’aurait certainement pas apprécié nos temps où plane toujours l’hypothèse d’un grand confinement pour sauver la vie en la plaçant dans un bocal sanitaire.
Celui que son biographe a présenté comme un lion a été reconnu de son vivant à la manière d’un magnifique aventurier, d’un baroudeur comme il ne s’en fait plus, d’un reporter d’exception traversant le siècle de toutes les manières possibles, témoin de toutes les révolutions, rébellions et insurrections, en Russie, comme en Allemagne, en Irlande comme en France, en Afghanistan comme au Soudan. Kessel ne travaillait pas en cabinet. Il avait ce courage physique qui nous semble aujourd’hui relever d’une masculinité préhistorique. La publication de plusieurs de ses écrits dans un beau coffret de la Pléiade, en début d’année nous a rappelé qu’il fut aussi, et peut-être même d’abord, un très grand écrivain.
Il y a plusieurs manières d’entrer dans l’œuvre de Kessel. Mais qu’il s’agisse du roman, du récit ou du reportage, on y trouve chaque fois la quête de la bête humaine dans ses contradictions, ses passions, son ouverture à la lumière et ses inévitables zones d’ombre. De tous ses livres, je confesse une affection particulière pour Tous n’étaient pas des anges, qui ne se retrouve toutefois pas dans la « Pléiade ». Kessel y traque l’individu hors normes, la figure d’exception, irréductible aux normes sociales, et qui ne peut faire autrement que vivre selon sa nature. Mais si Kessel traque ceux qui vivent en marge de la société, c’est moins pour célébrer les minorités que parce qu’il semble fasciné par ceux qui ont la force de résister à sa pression. Il est à la recherche des grandes individualités incompressibles, habitées par leur vocation.
Kessel se passionne pour les héros et les voyous : il trouve chez chacun une forme de noblesse, comme s’il existait à la périphérie de la société une aristocratie particulière qui transcende les classes sociales, faite d’hommes capables de ne pas s’y soumettre, et qui prétendent moins la dominer que mener jusqu’au bout leur propre destin. Kessel écrivait ainsi très finement que «les hommes d’action et les professionnels de la vraie aventure trouvent toujours naturel et simple ce qu’ils font ou ce qu’ils voient. Leur métier, qu’il soit de chercheur d’or, de barman ou de pilote, les intéresse surtout ». Il y a chez Kessel une réflexion sur la notion de vocation : certains hommes sont appelés par leur nature à un destin, auquel ils devront se vouer, sans quoi ils seront condamnés à une existence diminuée.
De ce point de vue, dans une humanité aplatie, homogénéisée, rééduquée et domestiquée, où chacun est enfermé dans une case et sommé de ne pas en sortir, Kessel donne une leçon de liberté. C’est en découvrant sa propre nature, en l’assumant, que l’homme peut naître à lui-même. Il ne devient pas libre en s’auto-engendrant mais en se sculptant, dans le respect de sa nature première. Kessel, à sa manière, se fait philosophe en méditant sur la nature des êtres, sur leur vérité fondamentale. Sans théoriser la virilité, il l’incarne, et ce n’est pas sans surprise qu’on trouve chez lui un sens aigu de la camaraderie. Il y a aussi, chez Kessel, et peut-être s’agit-il là de ses plus belles pages, un éloge de l’amitié, qui demeure de tous les sentiments humains le plus beau.
On me pardonnera de citer ce passage. « À mesure qu’il avance en âge, l’homme éprouve une difficulté croissante à nouer une amitié véritable, même s’il a de ce commerce un goût, un désir, un besoin essentiels. Les obligations et les charges que les années accumulent rongent les disponibilités du temps et du cœur. (…) La fatigue s’installe. La curiosité généreuse, la faculté d’accueil s’émoussent. Je sais, pour ma part, que, passé cinquante ans, j’ai bien cru achevée à jamais la saison merveilleuse où, en une nuit, les plus nobles et les plus vivants rapports liaient un inconnu à un autre inconnu pour l’existence, où parler, écouter, était une joie féconde, et rire, et s’émouvoir et boire et se battre ensemble contre le monde entier. Voilà pourquoi je tiens pour une chance insigne que, dix ans plus tard, dans Kaboul la lointaine, se soit levé pour moi ce don de la jeunesse: un ami. »
La véritable amitié est le sel de la vie. Il y a quelques mois, au temps du confinement, ce fut peut-être la plus grande violence : ne plus voir ses amis, ni ceux du coin de la rue ni ceux de l’autre côté de l’océan. Il y avait certainement un bonheur à la vie intérieure retrouvée, mais une grande tristesse à l’idée de ne plus pouvoir partager un verre, un repas, un banquet, pour regretter le monde qui s’en va et maudire celui qui s’en vient. Tout le monde comprenait qu’on ne traverse pas une pandémie sans que la vie ne soit bouleversée. Mais on ne devrait pas sous-estimer à quel point on blesse les hommes en les empêchant de fraterniser. C’est l’âme qu’on mutile en la confinant. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
Bonjour,
Maurice Druon était le neveu de Joseph Kessel et non pas son oncle.
cordialement.