Par Jean-Paul Brighelli.
Nous avons depuis longtemps établi un principe simple : pour être sûr de ne pas se tromper en politique ou autre chose, il suffit d’écouter ce qui se dit sur France Inter et de penser l’exact contraire. C’est à peu près ce que fait ici Brighelli, [Causeur, 2 octobre] dans son style inimitable et vrai que nous aimons toujours beaucoup, même quand nous ne sommes pas d’accord avec lui sur ceci ou cela. Celui qui dit la vérité… Etc.
Nous sommes, paraît-il, en démocratie. Et c’est, paraît-il, le meilleur des régimes : ses partisans tentent de faire honte à Xi Jinping, si méchant avec les Ouïgours, ou à Poutine, si vache avec les Tchétchènes.
La démocratie fonctionne sur un grand principe, que l’on nous serine volontiers : la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Quand on prononce rapidement la phrase, elle paraît fondée sur une réciprocité dans la tolérance et sur une common decency tout à fait séduisante. Mais si vous tentez de la figurer, il en va tout autrement.
Imaginez un cercle, qui représentera votre espace de liberté. Puis un second cercle, représentant l’espace d’un autre démocrate. Ces deux cercles ne se confondent pas (ce serait supposer que nos désirs sont absolument identiques), ils sont forcément sécants. La zone commune empiète donc par définition sur votre espace de liberté, et l’ampute. Imaginez ensuite tous les cercles de 67 millions de Français, et vous comprenez vite que dans ce merveilleux système démocratique, il ne vous reste aucun espace de liberté. Partout ailleurs, on appellerait cela une contrainte dictatoriale. Mais en démocratie, on appelle cela la loi, où l’individu s’efface devant le collectif.
La loi par exemple empiète en ce moment avec mon désir d’aller prendre un café le matin au Bar de la Marine en lisant le journal. Et je ne suis pas prêt de pardonner cet empiètement sur un minuscule espace personnel que je croyais avoir préservé. Puis la loi m’exhorte à me masquer pour marcher dans une ville parfaitement déserte. Puis elle m’oblige…
Quant à la démocratie, c’est ce régime qu’enfourche l’exquis Geoffroy de Lagasnerie lorsqu’il explique qu’il est favorable à une censure préalable de tout ce qui n’est pas conforme à ce que pensent lui et ses amis.
Quant à savoir s’ils pensent… Il y a beau temps que la pensée n’est plus à gauche.
Je ne suis pas démocrate. Je suis républicain.
Encore faut-il s’entendre sur le terme. J’ai expliqué tout récemment à des élèves qui doivent en fin d’année disserter sur la Révolution que lorsque Saint-Just dit « République » dans ses discours, il fait allusion à la république romaine — suggérant d’être aussi tranchant envers Danton que Brutus le fut pour ses enfants.
Ce n’est pas exactement à ce genre de république que je pense.
Ma république, j’en ai reçu la définition la plus simple quand j’avais 8 ans.
Nous n’avions pas la télévision, et mes parents m’amenaient parfois au cinéma. Ce jour-là, dans une grande salle de la rue de Rome, à Marseille, qui n’existe plus et permettait alors de voir des films en 70mm, j’ai entendu la déclaration suivante :
« République ! C’est un nom qui sonne très bien… Ça veut dire qu’on peut vivre libre, dire ce qu’on veut, aller et venir où on veut, boire à en prendre une cuite si ça vous chante… Il y a des mots qui vous font de l’effet. République est l’un de ces mots qui me donnent des picotements dans les yeux, un serrement de gorge comme lorsqu’un homme voit son premier-né commencer à marcher… Ces mots-là quand on les prononce, ça vous échauffe le cœur… « République » est l’un de ces mots. »
On pourra si l’on veut mettre sur le compte de mon jeune âge l’effet prodigieux de ce discours, articulé par un acteur que j’admirais — et dudit film en général. Un film où 175 hommes meurent comme étaient morts les 300 Spartiates des Thermopyles — ou le petit Bara face aux contre-révolutionnaires : au nom de la Liberté.
Ils auraient été bien surpris si on leur avait expliqué que 180 ans plus tard, un gouvernement pourrait les empêcher non seulement de « boire à en prendre une cuite », mais simplement d’avaler un café. Qu’auraient-ils fait du gouvernement qui aurait tenté de les museler ? Ce que, dans le film susdit, ils firent à Santa-Anna, dictateur du Mexique. Ils l’auraient chassé.
Les démocrates ont, assez habilement, mis le mot « Liberté » au pluriel, afin de l’émietter. Un truc de rhétoriciens malhabiles. Tout comme ils ont accolé des adjectifs au mot « Laïcité » — et une laïcité à géométrie variable, ce n’est plus une laïcité du tout. C’est comme le « Je t’aime ». Accolez-lui un adverbe (un peu, beaucoup), et le sens est subitement édulcoré.
Il y a des mots absolus. Liberté est de ceux-là. République aussi.
Démocratie est désormais un mot de politiciens avides et corrompus. Un mot de trouillards aussi — mais la trouille, en langage rhétorique contemporain, se dit désormais Altruisme et Respect d’autrui. Sauf que le mot Respect, tel qu’il est articulé aujourd’hui, appartient lui aussi à la gamme des renoncements. Les seuls individus respectables sont les hommes libres. Mais où sont-ils désormais ? ■
PS: Si l’on doute de la version française, dont j’ai repris exactement les termes, on peut toujours se référer à l’original américain, dont voici la version intégrale : « Republic. I like the sound of the word. It means people can live free, talk free, go or come, buy or sell, be drunk or sober, however they choose. Some words give you a feeling. Republic is one of those words that makes me tight in the throat — the same tightness a man gets when his baby takes his first step or his first baby shaves and makes his first sound as a man. Some words can give you a feeling that makes your heart warm. Republic is one of those words.»