« Marseille, dit M. Lemontey, sortait en 1720 du sein des fêtes qui avaient signalé le passage de mademoiselle de Valois, mariée au duc de Modène. À côté de ces galères encore décorées de guirlandes et chargées de musiciens, flottaient quelques vaisseaux apportant des ports de la Syrie la plus terrible calamité[360].»
Le navire fatal dont parle M. Lemontey, ayant exhibé une patente nette, fut admis un moment à la pratique. Ce moment suffit pour empoisonner l’air; un orage accrut le mal et la peste se répandit à coups de tonnerre.
Les portes de la ville et les fenêtres des maisons furent fermées. Au milieu du silence général, on entendait quelquefois une fenêtre s’ouvrir et un cadavre tomber; les murs ruisselaient de son sang gangrené, et des chiens sans maître l’attendaient en bas pour le dévorer. Dans un quartier, dont tous les habitants avaient péri, on les avait murés à domicile, comme pour empêcher la mort de sortir. De ces avenues de grands tombeaux de famille, on passait à des carrefours dont les pavés étaient couverts de malades et de mourants étendus sur des matelas et abandonnés sans secours. Des carcasses gisaient à demi pourries avec de vieilles hardes mêlées de boue; d’autres corps restaient debout appuyés contre les murailles, dans l’attitude où ils étaient expirés.
Tout avait fui, même les médecins; l’évêque, M. de Belsunce, écrivait:
« On devrait abolir les médecins, ou du moins nous en donner de plus habiles ou de moins peureux. J’ai eu bien de la peine à faire tirer cent cinquante cadavres à demi pourris qui étaient autour de ma maison. »
Un jour, des galériens hésitaient à remplir leurs fonctions funèbres:
l’apôtre monte sur l’un des tombereaux, s’assied sur un tas de cadavres et ordonne aux forçats de marcher: la mort et la vertu s’en allaient au cimetière, conduites par le crime et le vice épouvantés et admirant. Sur l’esplanade de la Tourette, au bord de la mer, on avait, pendant trois semaines, porté des corps, lesquels, exposés au soleil et fondus par ses rayons, ne présentaient plus qu’un lac empesté. Sur cette surface de chairs liquéfiées, les vers seuls imprimaient quelque mouvement à des formes pressées, indéfinies, qui pouvaient avoir des effigies humaines.
Quand la contagion commença de se ralentir, M. de Belsunce, à la tête de son clergé, se transporta à l’église des Accoules: monté sur une esplanade d’où l’on découvrait Marseille, les campagnes, les ports et la mer, il donna la bénédiction, comme le pape, à Rome, bénit la ville et le monde: quelle main plus courageuse et plus pure pouvait faire descendre sur tant de malheurs les bénédictions du ciel ?
C’est ainsi que la peste dévasta Marseille, et cinq ans après ces calamités, on plaça sur la façade de l’hôtel de ville l’inscription suivante, comme ces épitaphes pompeuses qu’on lit sur un sépulcre :
Massilia Phocensium filia, Romæ soror, Carthaginis terror, Athenarum æmula. ■
QUATRIÈME PARTIE – LES DERNIÈRES ANNÉES 1830-1841 – LIVRE PREMIER
Merci à Marc VERGIER de nous avoir transmis ce texte.