PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro de ce samedi matin. La réflexion équilibrée de Mathieu Bock-Côté ne manque pas toutefois de pointer les mythes et les déviances de la postmodernité ni ceux des systèmes politiques en place en Occident. Leur idéologie et leurs pratiques. S’il est parfois difficile, face à la pandémie, de définir la juste conduite à tenir, la juste mesure, la critique fondamentale des faux principes sur lesquels se fondent aujourd’hui les sociétés dites occidentales et qui les épuisent, ne peut plus guère être éludée. Elle finit par être de l’ordre des évidences et elle s’exprime partout largement.
Le bigotisme sanitaire se normalise.
Un peu partout, devant la deuxième vague de la pandémie, les sociétés occidentales s’engagent dans une entreprise de reconfinement plus ou moins étendu, qu’elles hésitent toutefois à nommer ainsi dans certains cas, pour éviter de traumatiser une populations éprouvée par les derniers mois. On le voit notamment aux Pays-Bas, en Espagne et au Royaume-Uni.
Au Québec, les autorités présentent cette période à la manière d’un grand défi collectif de 28 jours pour casser l’épidémie. Les restaurants sont fermés, les salles de spectacle aussi, et les particuliers n’ont plus le droit de recevoir qui que ce soit chez eux. En France, Emmanuel Macron se donne un air martial en décrétant un couvre-feu de plusieurs semaines, en plus d’annoncer que d’une manière ou d’une autre, les mesures sanitaires se poursuivront au moins jusqu’à l’été 2021. [Photo : en Espagne, le port de Barcelone sous confinement].
Une chose frappe : si, d’une société à l’autre, les mesures ne sont pas exactement les mêmes, cependant, elles s’accompagnent partout d’une rhétorique similaire: devant l’insouciance de la population, incapable de se discipliner suffisamment, et se laissant aller aux délices empoisonnés d’une convivialité contaminatrice, il faudrait rétablir l’ordre sanitaire. Une tentation moralisatrice s’installe dans les comportements quotidiens. À l’homme qui porte mal son masque, on ne se contente pas de lancer un regard discret : il est bien vu de le sermonner en public. Le bigotisme sanitaire se normalise.
Au Québec comme en France s’impose aussi un diagnostic qui se veut culturel : à l’origine de la débâcle sanitaire, on trouverait l’esprit de jouissance de peuples « latins » (on parle souvent des Québécois comme des « Latins du Nord ») auxquels manquerait la rigueur « anglo-saxonne » ou « germanique ». Si les peuples étaient à la hauteur de leurs dirigeants, ces derniers pourraient éviter le recours aux grands moyens. Les gouvernements devraient prendre des mesures exemplaires pour restaurer l’ordre sanitaire, contrarié par une société d’individus libres ne se laissant pas enrégimenter et qui regimberaient devant le rêve pas si radieux de la fourmilière collective.
Confessons quelques réserves devant ce détournement de la rhétorique régalienne par l’État sanitaire. Car ce qui est présenté comme une débâcle des mœurs est peut-être d’abord celle du système de santé qui n’a pas su s’adapter à la situation nouvelle, comme si l’État social n’était tout simplement pas configuré pour gérer une crise de cette nature.
Le commun des mortels a compris la rigueur du premier confinement. La crise était historique. Les rapports qui, ces dernières années, avaient mis en garde les autorités occidentales contre une éventuelle pandémie ne parvenaient pas à démonter l’idée que de telles catastrophes appartenaient à une époque révolue, inimaginables dans des sociétés convaincues au fond d’elles-mêmes d’être en route sur le chemin de l’immortalisation des corps grâce aux progrès de la médecine.
L’État, pris de court, avait décidé de suspendre la vie sociale, avec un geste qui se voulait aussi brusque qu’efficace. Mais six mois plus tard, il n’en est plus ainsi. Il ne peut plus prétexter la surprise. Il ne s’agit pas de l’accabler exagérément, la situation demeure évidemment exceptionnelle, mais on pourrait demander à ceux qui parlent en son nom et aux commentateurs qui répètent ses commandements de ne pas accabler le peuple, de ne pas l’infantiliser non plus.
Certains diront qu’un État désormais impotent se réfugie dans des gestes autoritaires pour dissimuler son impuissance. Mais s’il s’avérait que ce couvre-feu généralisé soit inégalement respecté et que les autorités se montrent intraitables avec le Français moyen tout en détournant le regard devant la grande fiesta de certaines banlieues, comme ce fut le cas lors du premier confinement, il pourrait abîmer ce qui lui reste d’autorité.
Car l’exaspération, quoi qu’on en dise, est légitime. La frappe sauvage contre le milieu des arts comme celui contre la restauration ne s’en prend pas seulement à deux secteurs économiques, mais au cœur d’un art de vivre à la française dont la conservation ne relève pas du simple caprice. C’est toute une manière de vivre qui condense une bonne partie de l’esprit français, noué autour de l’art de la conversation, qui s’incarne en ces lieux.
Nul ne conteste la réalité de cette pandémie et la nécessité de s’adapter à certaines contraintes fortement désagréables pour la traverser. Mais il se pourrait bien qu’au terme de ces confinements à répétition, on en revienne à une idée qui pouvait sembler simpliste, mais qui n’est peut-être pas absolument insensée: à moins de l’avènement d’un divin vaccin, il faudra bien, tôt ou tard, s’habituer à vivre avec ce virus, en apprenant à soigner ceux qui le contractent, sans lui donner le plein pouvoir sur nos vies.
Nous n’y sommes pas encore. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).