Par Rémi Hugues.
Cet article est publié en 3 parties. Après celle-ci, les deux suivantes paraîtront demain et après-demain. À suivre, donc.
« Désormais le 17 novembre 2018 est une date, au sens fort du mot, de l’histoire sociale de la France ».
« La droite ? La Gauche ? Ces vieilles catégories ont-elles encore un sens ? […] ʽʽIl y a deux France, assène volontiers Jacques Pilhan. Celle de la rue Saint-Guillaume, de la Fondation Saint-Simon, des bien-pensants, des gens convenables, des partisans du franc fort et des grands équilibres, qui veulent que rien ne bouge, pour qui rien nʼest possible. Cʼest la France de Jaffré, Minc, Colombani, Elkabbach, July. Elle a ses intellectuels – Furet, Rosanvallon – et ses candidats – Veil, Rocard, Delors – qui ont la cote dans les sondages mais qui ne résistent pas au principe de réalité, en campagne. Et puis, il y a lʼautre France […]ʼʼ. »[1]
Cette autre France, cette vraie France au fond, cʼest le Pays réel, méprisé par le Pays légal dont Jacques Pilhan, qui fut conseiller des Présidents François Mitterrand et Jacques Chirac, donne une excellente définition, dans sa forme du tournant du XXIème siècle.
Le soulèvement du « Pays réel », qui n’en peut plus
Il avait disparu des radars médiatico-politiques : le 17 novembre 2018 le Pays réel, ce peuple oublié, minoré et avili, a su rappeler son existence au Pouvoir en place. Deux ans plus tard, on peut se lamenter sur le fait que le mouvement des Gilets jaunes a donné des fruits bien secs. Aujourdʼhui une mobilisation sociale dʼune telle ampleur serait impossible, crise sanitaire et reconfinement obligent, mais il est certain que sous le charbon de la lassitude, du fatalisme et de la crainte couvent les braises de lʼinsurrection.
Ce mouvement représente le plus grand élan populaire anti-mondialisation, voire anti-mondialisme. Il est le premier mouvement social propre à la France périphérique, pour reprendre les termes du géographe Christophe Guilluy, à cette partie de lʼhexagone qui a beaucoup perdu depuis que le XXIème siècle a commencé ; éloignée des grandes métropoles, qui sont les centres dʼimpulsion de la mondialisation, là où se concentrent les dynamiques économiques et culturelles, les territoires périurbains ont su ce 17 novembre-là réussir un coup de maître. La périphérie se plaçait au centre, au cœur, de lʼattention médiatique et politique.
Facebook et dʼautres réseaux sociaux comme moyen de mobilisation et de communication, le rond-point comme lieu symbolique du rassemblement, le gilet de sécurité routière comme accessoire servant de signe d’appartenance, la volonté de plus de « solidarité mécanique » (au sens où Émile Durkheim définissait ce syntagme) comme moteur de lʼaction collective, comme facteur dʼunité, de restauration du lien social qui sʼétiole du fait de la déferlante ultra-libérale, dont les deux mamelles sont le consumérisme et lʼindividualisme : désormas le 17 novembre 2018 est une date, au sens fort du mot, de lʼhistoire sociale de la France, un élément substantiel appartenant au système de représentations collectives des Français.
Et sʼil est légitime de ne pas sʼextasier sur la tournure prise par ce mouvement – à cause de la récupération par lʼultra-gauche mais aussi par « notre vieille propension gauloise aux divisions et aux querelles » relevée par de Gaulle lors du discours de Bayeux du 16 juin 1946 – il y a au moins un enseignement positif a en retirer. Il est le signe que notre peuple ne veut pas mourir, il est la preuve que nous ne sommes pas arrivés à l’heure des derniers Français.
En manifestant sa vitalité le peuple français a rappelé son ingéniosité. On nʼa pas de pétrole mais on a des idées, dit lʼadage. Maintenant, partout dans le monde, le révolté utilise un gilet jaune comme moyen dʼexpression de sa colère contre ses dirigeants. La France rayonne encore, nʼen déplaise à ceux qui veulent la jeter aux oubliettes de lʼhistoire, ces élites mondialisées qui vivent dans les grandes métropoles, lieux où se produisent lʼessentiel des richesses à lʼheure du capitalisme mondialisé, au détriment des zones périphériques, dites aussi périurbaines et rurales.
Dont Jacques Pilhan, qui exprima sans ambages tout le mépris quʼil éprouvait à lʼégard de la France périphérique, lorsquʼil observait, dans les années 1990, la « [m]ontée […] des ʽʽrurbainsʼʼ – 30 % de la population française, une paille !, – sorte de mix du banlieusard et du campagnard, structuré par le triangle travail-maison-hypermarché, et dont [il] pensait quʼils étaient les vrais enfants de la télé : ʽʽPour eux il nʼy a pas de plan moyen. Cʼest le monde dʼun côté et mon nombril de lʼautre.ʼʼ »[2]
Fin analyste de la société française, Jacques Pilhan avait observé dès le début des années 1990 lʼémergence de cette nouvelle classe sociale née de la mondialisation et de la métropolisation. À la fin de lʼannée 1992, Pilhan, dans une étude dʼopinion destinée à Michel Rocard, qui préparait alors activement mais discrètement la présidentielle de 1995, identifie un groupe dʼélecteurs en expansion, les rurbains :
« Ils sont de plus en plus nombreux. Ils attendent du maternage. Une de leurs expressions préférées est : nous autres, pauvres couillons. Ils ont des revenus convenables avec souvent deux salaires au foyer, mais ils passent leur semaine à courir. Ils demandent du lien, au travers des associations de défense ou de parents d’élèves. Ce sont dʼabord des consommateurs. Sur le plan politique, ils ont une haine active de Mitterrand et surtout de Fabius. Ils ont la bave aux lèvres en raison de leurs difficultés quotidiennes.
Sʼil fallait simplifier, poursuit Jacques Pilhan, ces rurbains sont sans arrêt dans les embouteillages mais les responsables politiques les doublent ou les écartent avec leur voitures officielles. De manière générale, ils ont la haine des élites dont ils pensent quʼelles travaillent uniquement pour elles. Cʼest un sentiment prérévolutionnaire. »[3] ■ [À suivre, demain mercredi]
[1]François Bazin, Le Sorcier de lʼÉlysée, Paris, Perrin, 2011, p. 518.
[2]Ibid., p. 24.
[3]Ibid., p. 395.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source.
le mouvement n’a pas été récupéré par l’ultragauche mais dynamité par elle, instrumentalisée directement ou indirectement par le pouvoir politique. La République ne recule devant rien pour se défendre, il faut s’en souvenir; elle est née dans l’ultra-violence et perdure par l’ultra-violence.
Sans être devin ou dans le secret des dieux bien intentionnés (ou diaboliques), mon sentiment et mon intuition me soufflent que le pouvoir a utilisé subtilement, secrètement, voire en les suscitant les interventions des voyous black block de l’ultra gauche qui par leur violence extrême ont dynamité les mouvements épars, coordonnés mais inorganisés des gilets jaunes qui s’en sont trouvés déconsidérés par voie de conséquence. A l’origine du soulèvement des gilets jaunes, il est aisé de discerner une colère commune envers l’arrogance et la prétention des élites parisiennes à se croire les seules à connaître les besoins de l’humanité (en fait surtout ceux des gens éduqués et urbains), sans se soucier des préoccupations des « gens de peu » mais qui comptent tout de même par leur masse périphérique considérable et qui ont besoin de travailler dur pour vivre ou plutôt simplement survivre sans devoir quémander l’aide de l’Etat. Le pouvoir est à l’origine du soulèvement des gilets jaunes car il a commis, à mon avis mais je ne suis pas le seul à le penser, deux erreurs manifestes au début du quinquennat.
Premièrement, la stupide limitation de la vitesse à 80 km/ heure sur les routes nationales principalement utilisées par les « ploucs » qui font des kilomètres pour se rendre à leur lieu de travail et d’autres lieux imposés par l’éloignement de toute chose dans cette France clairsemée où presque tout se fait en utilisant sa voiture si l’on n’habite pas à Paris ou dans un grande ville. Cette limitation de vitesse, rappelons-le, a été imposé d’en haut par le premier ministre Edouard Philippe sans concertation (il avait déclaré quelque mois auparavant qu’il y était favorable « à titre personnel ») mais qu’Emmanuel Macron n’a jamais prônée (ce dernier a d’ailleurs déclaré plusieurs semaines plus tard en voyant les révoltes qu’elle avait contribué à susciter que cette mesure était « un connerie »).
Deuxièmement, les nouvelles taxes sur la consommation de carburant des véhicules en vue de la « transition énergétique », une notion bien éloignée des préoccupations immédiates des populations périphériques qui ont surtout retenu que ces taxes les frapperaient de plein fouet en rendant plus difficile leur bouclage de budget de gens de peu qui « fument des clopes et roulent au diesel ».