Par Rémi Hugues.
Cet article est publié en 3 parties. Celle-ci est la 2e, La 3e et dernière paraîtra demain. À suivre, donc.
Lʼhabitant des territoires périurbains, ou « rurbain », représentait en outre, selon les termes de Pilhan « lʼenfant naturel du non à Maastricht »[1] ; et à lʼautomne 2018, celui qui était vu par ce dernier comme « lʼennemi, celui qui peut tout faire basculer »[2] est devenu Gilet jaune, cʼest-à-dire un opposant résolu à la mondialisation néolibérale et à ses axiomes, ses bras armés idéologiques.
Les origines religieuses de la « théorie du ruissellement »
Lors des manifestations des Gilets jaunes, une théorie issue du paradigme néolibéral, la « théorie du ruissellement » a été particulièrement attaquée. Pourquoi a-t-elle été violemment mise à la vindicte par les plus érudits parmi ces Gaulois réfractaires en colère que sont les Gilets jaunes ? Parce que le versant géographique de cette théorie constitue le matériau heuristique justifiant le délaissement par les politiques publiques de leur lieu de vie, les zones « rurbaines ».
L’essor de la version territoriale de la théorie du ruissellement a commencé avec la publication des travaux de lʼéconomiste américain Paul Krugman, qui inspirent la nouvelle économie géographique. Cette école préconise de miser prioritairement sur les grandes métropoles puis de redistribuer les fruits de la croissance à travers le reste du territoire. On optimiserait ainsi lʼinvestissement consenti et garantirait la maximisation de la croissance économique pour lʼensemble du pays. Une telle conception est présente dans les études consacrées au développement territorial.
Comme par exemple dans la note du Conseil dʼanalyse économique de février 2015 de Philippe Askenazy et Philippe Martin intitulée « Promouvoir lʼégalité des chances à travers le territoire », où ses auteurs soulignent que « la France a paradoxalement besoin de soutenir la croissance des territoires déjà favorisés, où les perspectives de productivité sont prometteuses. » Dʼoù le mécontentement de ceux qui constatent au quotidien depuis plusieurs décennies les résultats de cette vision des choses.
De surcroît, sur le plan purement socioéconomique, le Président Macron est le héraut de la théorie du ruissellement ; en atteste sa décision de transformer lʼI.S.F en impôt sur la fortune immobilière (I.F.I.), animée par la croyance selon laquelle améliorer la situation financière des plus aisés est le meilleur moyen de favoriser la situation financière de tous. Dans les cortèges de Gilets jaunes, nombreux étaient dʼailleurs ceux qui réclamaient le retour de lʼI.S.F., brocardant ainsi le volet fiscal de la théorie du ruissellement, dont les adeptes affirment avec assurance : « Ne bridons pas les talents ! » Comme si le talent se mesurait à lʼaune des revenus perçus.
Mais ce que ses adeptes ignorent, qui en bon modernes tendent à tout réduire au quantitatif, cʼest que la théorie du ruissellement est une dérivation dʼune parole évangélique. Elle forme, oui, aussi curieux que cela puisse paraître, une laïcisation dʼune vision anthropologique quʼexprima Jésus-Christ, ou plutôt dʼune réponse que lui donna une femme dʼorigine grecque et syro-phénicienne[3] :
« Partant de là, Jésus se rendit au pays de Tyr et de Sidon. Entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût, mais il ne peut rester ignorer. En effet une femme dont la fillette était possédée dʼun esprit impur nʼeut pas plus tôt entendu parler de lui quʼelle vint se jeter à ses pieds. Cette femme, qui était grecque et syro-phénicienne dʼorigine, le priait dʼexpulser le démon hors de sa fille. Il lui dit : ʽʽLaisse dʼabord se rassasier les enfants : il nʼest pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens.ʼʼ – ʽʽOui, Seigneur, lui répliqua-t-elle, mais les petits chiens, sous la table, mangent des miettes des petits enfants.ʼʼ Alors il lui dit : ʽʽPour cette parle, va ; le démon est sorti de ta fille.ʼʼ Et, de retour chez elle, la femme trouva lʼenfant couchée sur son lit et le démon parti. »
Jésus apprécia ce trait dʼesprit jailli du cerveau de cette étrangère, de cette païenne, répliquant à cette analogie peu amène pour les gentils, comparés à des chiens, et accepta finalement sa demande dʼexpulser le démon qui était dans sa fille. Elle a ainsi inventé ce qui deviendra après bien des siècles la théorie du ruissellement, qui suppose une inégalité radicale entre les élites, dʼune part, sans qui aucune richesse ne pourrait être créée, et dʼautre part les masses, dont la satisfaction des besoins dépendrait de la manne venue de celles-ci.
Par conséquent la différence ontologique au sein du genre humain relatée par Jésus-Christ, qui se fonde sur un plan spirituel – le privilège dʼavoir une sorte de relation directe avec Dieu (exprimée par la sentence christique« nous adorons, nous, ce que nous connaissons » citée par saint Jean au verset 22 du chapitre IV de son évangile) – a été déformée, dégradée, en une forme matérielle par les élites capitalistes. Ces dernières lʼont littéralement profanée en la vidant de toute substance ethnique et surtout en sʼen servant pour justifier leur prédominance économique que la licéité de la pratique de lʼusure rend quasiment inébranlable, entravant le processus de circulation des élites examiné par le sociologue Vilfredo Pareto (Photo).
Celui-ci expliquait précisément que lʼirruption dʼune révolution est due au blocage de ce mécanisme social censé se produire naturellement qui voit les élites de remplacement se substituer aux élites établies une fois arrivé un certain stade dʼavancement de lʼHistoire. Voici donc lʼune des causes de la révolte des Gilets jaunes : la mécanique est enrayée, des élites illégitimes car incompétentes restent accrochées à leur éminente position telle l’huître au rocher. ■ [À suivre, demain jeudi]
[1] Ibid., p. 397.
[2] Idem.
[3] Dans lʼévangile selon saint Matthieu (XV : 21-28), il est dit que cette femme est dʼorigine cananéenne. De plus au verset 24 Jésus y explique : « Je nʼai été envoyé quʼaux brebis perdues de la maison dʼIsraël ». Le peuple juif a été « élu pour mettre au monde le Messie », souligne Annick de Souzenelle, La lettre chemin de vie. Le symbolisme des lettres hébraïques, Paris, Albin Michel, 199. Au sujet du Messie, relevons ce passage de son essai (qui est à relier avec le concept de « dyade » développé par Pierre Boutang dans son Ontologie du secret) où elle affirme : « Celui qui est UN se fait connaître dans la dualité, selon les deux pôles antinomiques. Ténèbre-Lumière, humide-sec, féminin-masculin, nuit-jour… tout est deux dans la manifestation de lʼUnité. Et toute dualité créée aura pour vocation de faire le UN, Lui-même appelé à être épousé de lʼUnité incréée. », ibid., p. 43. Ce qui tend à considérer le Messie non comme une unité mais comme une dualité, dʼoù lʼidée de Second Avènement, et dʼoù le vocable « Paraclet », désignant un humain dont Jésus parla à ses disciples durant la Cène, dʼaprès lʼévangile de saint Jean. À cet égard notons ce quʼécrit de Souzenelle : « le Père Se manifeste et Se donne à Sa création dans Ses deux mains (dont la tradition chrétienne dit quʼelles sont le Fils et lʼEsprit Saint). », ibid., p. 68. Peut-être est-ce le sens ésotérique de la parabole de lʼenfant prodigue relatée par lʼévangile de saint Luc (XV : 11-32). Lʼenfant prodigue étant alors cet être appelé Paraclet qui passionnait tant Léon Bloy, lequel dans le huitième chapitre du Salut par les Juifs employa cette lumineuse comparaison : Lʼhistoire des Juifs barre lʼhistoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source.
c’est faire bien d’honneur aux gilets jaunes que de rechercher une cause quasi théologique à leur « révolte » stérile fondée sur la jalousie de paresseux envers ceux dont le travail les fait vivre avec tout le confort dont ils bénéficient sans le mériter.
Stigmatiser par principe le pouvoir et ce qui le soutient (l’argent) a conduit à 1789…les théories de Maritain dont s’inspire l’article ne conduisent qu’à une politique molle fondée sur des actes de contrition d’actifs qui tentent, malgré tous les barrages, d’agir pour le bien public…quel que soit le type de gouvernement…
Je suis effondré de la naïveté que révèle cet article.
Vous qualifiez les Gilets jaunes de jaloux « et de paresseux envers ceux dont le travail les fait vivre avec tout le confort dont ils bénéficient sans le mériter. ». Comment pouvez-vous écrire cela ? Votre propos n’est pas soutenable, primo parce que les Gilets jaunes (avant récupération par l’extrême-gauche) se composaient en grande partie d’artisans, de petits commerçants, de paysans… Donc de travailleurs. Secundo, parce qu’il faut alors vous demander quels sont ceux dont le travail les (nous) ferait vivre ? Et en quoi consiste leur travail ? Questions ouvertes…
Quant à votre définition de la légitimité du Pouvoir politique par le soutien de l’argent, c’est à mon tour d’être effondré.
Enfin, si vous trouvez que les pouvoirs successifs qui, depuis deux siècles et plus, ont amené la France dans la situation où elle se trouve à ce jour, ont bien travaillé pour le Bien commun, il n’y a plus rien à dire. Tout va bien…