PAR PIERRE BUILLY.
Le festin de Babette de Gabriel Axel (1987)
Une étrange affaire
Étrange météore au ciel occidental, Le festin de Babette surprit heureusement beaucoup de monde en 1987.
D’abord on ne connaissait pas ce Gabriel Axel, le réalisateur, qui emmenait notre Stéphane Audran tourner sous des latitudes improbables (et, à dire vrai, de mon point de vue, impossibles), une histoire absolument étrange, mélange de luthéranisme et de gastronomie. On s’étonnait du caractère à la fois guindé et chaleureux de l’histoire (guindé et chaleureux, c’est antinomique ? c’est bien pour ça que l’on s’étonnait !). Et puis on avait une prévention défavorable parce que le récit est adapté d’une nouvelle de Karen Blixen, auteur du roman dont est tiré Out of Africa qui est un film que j’apprécie beaucoup (c’est une litote). En tout cas on ne pensait pas que qu’on regarderait Le festin de Babette avec plaisir trente ans après l’avoir vu. On a d’ailleurs perçu après coup que le réalisateur excellent du mémorable Curé de Tours télévisé (1982) avec Jean Carmet et Michel Bouquet était, curieusement, le même Gabriel Axel qui, quoiqu’il soit danois a beaucoup vécu à Paris.
La Scandinavie et le protestantisme n’entrent pas dans mes critères de dilection, c’est un fait. Je n’entreprendrai pas trop de dire pourquoi Luther m’insupporte (moins que Calvin toutefois) parce que ça nous mènerait trop loin, dans des domaines très étrangers au cinéma ; s’il faut toutefois glisser un gentil regard un peu sarcastique sur la sage austérité réformée, c’est lors de la scène où les convives de Babette apprennent qu’ils dîneront d’un souper confectionné comme à Paris où l’on servira du vin (horreur !). Ça se passe au Jutland qui est, comme nul ne l’ignore, cette péninsule saugrenue située au nord de l’Allemagne, appelée administrativement le Danemark. On peut songer à Tivoli, parc d’attraction de Copenhague et à la Petite sirène. Certes. Mais enfin c’est aussi le ciel perpétuellement gris, le brouillard, la pluie battante, les grèves désolées, les feux de tourbe, les maisons basses, le vent qui souffle. Et la morue, la morue, la morue. Comment des êtres doués de raison ont-ils pu établir leurs pénates dans des contrées aussi laides ? Voilà qui m’est un effarement permanent.
Donc, dans ces contrées qu’on croirait oubliées de Dieu, mais où des pasteurs austères s’évertuent à en rappeler l’existence, histoire improbable de deux vieilles filles délicieuses, jolies et fanées comme des pommes de fin d’automne, qui ont failli jadis connaître une belle histoire d’amour, l’une avec un jeune officier, l’autre avec un ténor parisien échoué là pour se reposer, deux vieilles filles, donc, qui accueillent durant quinze ans une femme perdue, chassée de Paris – la Babylone moderne – par les Versaillais du général de Galliffet, qui va leur servir de servante.
Les deux vieilles filles s’appellent Martina (Brigitte Federspiel) et Filipa (Bodil Kjer) (nommées ainsi par leur père pasteur en l’honneur de Martin Luther et de son disciple Philippe Mélanchthon) ; la servante, qui est parfaite, souriante, douce, avisée, pondérée, économe, s’appelle Babette Hersant (Stéphane Audran). On apprendra plus tard qu’elle dirigeait les cuisines du Café anglais, une des plus belles maisons du siècle passé, à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue de Marivaux…
À part les deux saintes filles, modèles de douceur et de bienveillance, les habitants de la contrée sont ravagés par l’envie, la jalousie, l’aigreur. Le festin préparé par Babette va réconcilier tout le monde. Au rigorisme affreux vont succéder l’ouverture, la curiosité, la tendresse, l’empathie.
Aussi, bien sûr, le regret de ce qui aurait pu être et qui n’a pas été, l’histoire d’amour de Filipa avec le ténor Achille Papin (Jean-Philippe Lafont), l’homme qui a envoyé au Danemark Babette, Martina avec le général Lorens Löwenhielm (Jarl Kulle) qui, lors du repas, brisera la glace et fera reconnaître aux austères villageois que la grandeur de Dieu est aussi dans les bonheurs qu’Il donne à nos palais.
Car j’ai omis de dire que le festin dont il s’agit est tout à fait authentique, préparé par Babette grâce au gain inattendu qu’elle a fait à la Loterie et que sa préparation est un véritable bonheur esthétique : long mitonnage de la soupe de tortue, embellie d’aromates précieux, onctuosité de la crème fraîche alliée aux gros grains du béluga, grésillement des cailles dans le beurre mousseux, découpage précis du foie gras et des truffes qui vont les enrichir, façonnage précis du savarin au rhum… et tout cela dans le merveilleux échantillonnage des vins qui accompagnent le repas, Amontillado de haute lignée, Veuve Cliquot 1860 (peut-être un peu âgé pour un repas censé être servi en 1885), Clos de Vougeot de je ne sais plus quelle belle année…
Les gosiers nordiques habitués à la morue et à la ragougnasse sont décontenancés, mais finissent par comprendre que Diable ne s’est pas glissé dans les préparations papistes… et le film finit sur la jolie nostalgie de ce qui aurait pu être, n’a pas été et durera toujours… ■
DVD autour de 10 €
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Avec STALKER de Tarkovsky, LE FESTIN DE BABETTE est le film qui m’a le plus touché. Il évoque le festin eschatologique des noces du Ciel et de la Terre , celles de qui transfigure les efforts et les faiblesses des hommes en Joie céleste.
Ce film pourrait aussi servir de modèle pour comprendre la confrontation entre la culture protestante et la culture catholique.
Excellent article. Commentaire très intéressant. Merci !
Pierre Builly montre dans cet article qu’il sait écrire.
Cher Antiquus grognon, il t’a fallu tant de chroniques posées ici pour que tu t’en aperçoives ?