Les Lundis.
Par Louis-Joseph Delanglade*.
M. Erdogan n’hésite pas à faire de M. Macron sa tête de Turc en multipliant contre lui les attaques ad hominem.
Sans doute parce que, dans sa politique étrangère, volontiers teintée d’agressivité, il trouve souvent la France sur sa route. Voilà des années que les deux pays se retrouvent, parfois alliés prétendus, plus souvent face à face : en Syrie et en Libye, mais aussi en Afrique, en Méditerranée orientale et jusqu’en Arménie d’une certaine façon. De plus, sur le front qu’on pourrait qualifier d’islamique, M. Erdogan n’hésite pas à susciter l’hostilité des pays et peuples musulmans contre la France en général et M. Macron en particulier – y compris par des coups bas fondés sur la mauvaise foi la plus évidente (à propos de l’assassinat de Samuel Paty ou du match de foot-ball interrompu à Paris).
Dans sa fuite en avant pour renouer avec le fantasme ottoman, M. Erdogan donne l’impression que rien ne pourra l’arrêter. Il prend même des risques plus ou moins bien calculés (l’avenir dira s’il est, alors, allé trop loin) qui pourraient lui coûter cher : membre de l’Otan, la Turquie n’hésite pas à acheter des armes russes sophistiquées, irritant ainsi les Etats-Unis ; frontalière d’une Union européenne avec laquelle elle reste en négociations d’adhésion, elle viole délibérément l’espace maritime de deux de ses membres, Chypre et la Grèce.
Dans ce contexte, la visite à Paris le 7 décembre dernier du président égyptien Abdelfattah Al-Sissi, prend toute son importance. M. Macron montre d’abord qu’il sait que la France n’a nullement le pouvoir de faire quoi que ce soit contre la nature autoritaire du régime égyptien, et qu’elle n’y a surtout aucun intérêt. En conséquence, au lieu de chercher à se mêler de la politique intérieure égyptienne au nom de l’idéologie droit-de-l’hommiste, comme il l’avait fait lors de son voyage au Caire de janvier 2019, il privilégie sagement le réalisme géopolitique qui lui commande de conforter nos alliances dans la région. Or, l’Egypte de M. Al-Sissi est tout à la fois un excellent client pour notre industrie militaire et un allié de poids en Méditerranée et dans le monde arabo-musulman. Un allié indispensable mais peut-être pas suffisant face à la Turquie de M. Erdogan.
L’Union européenne elle-même s’est pourtant enfin décidée, vendredi 11, à condamner les travaux d’exploration gazière – qualifiés d’actions « illégales et agressives » – menés par Ankara dans les eaux territoriales grecques et chypriotes. M. Macron voit dans les sanctions de l’UE la preuve donnée par celle-ci de « sa capacité à faire preuve de fermeté » contre la Turquie . Voire ! Il feint d’oublier d’abord que la décision de l’UE concerne seulement l’attitude turque en Méditerranée orientale et qu’il s’agit de sanctions individuelles : l’inscription sur la « liste noire » de 2019 des responsables turcs suspectés d’agissements coupables et qui se verraient ainsi privés de visas et de la jouissance de leurs avoirs bancaires. Il paraît qu’on laisse la porte ouverte à un possible durcissement : M. Erdogan en tremble déjà. L’Union aurait pu prendre tout de suite des sanctions économiques ou décréter, comme le demande la Grèce, un embargo sur les armes : c’eût été plus significatif pour M. Erdogan.
Mais, surtout, M. Macron sait que lors d’une réunion « virtuelle » de l’Otan, début décembre, ont été majoritairement approuvées les critiques et menaces de M. Pompeo, secrétaire d’Etat américain, à l’encontre de la Turquie. Ce qui explique sans doute aucun que l’UE ait enfin décidé quelque chose. Mais, en même temps, ce que devrait apprécier M. Macron, le secrétaire général de l’Organisation, M. Stoltenberg, considère toujours et rappelle que « la Turquie fait partie de la famille de l’Otan et de l’Occident », ce qui explique sans aucun doute également la faiblesse des sanctions européennes. Seule vraie satisfaction pour M. Macron : l’Otan semble vraiment en état de mort cérébrale. Une Europe à la remorque d’une Organisation elle-même en état de mort cérébrale : on peut, sauf coup de théâtre (peu probable mais toujours possible), rester sceptique sur le résultat.
M. Erdogan dispose en fait d’un grand pouvoir de nuisance : les trois à quatre millions de Turcs qui peuplent l’Allemagne (germano-turcs inclus) et les trois millions de réfugiés syriens en Turquie (estimation Onu) l’autorisent à parler haut et fort à l’Union européenne ; quant aux Etats-Unis, ils doivent quand même savoir que bouter la Turquie hors de l’Otan pourrait la pousser à une alliance, certes contre-nature mais cauchemardesque pour Washington, avec la Russie. M. Erdogan va donc pouvoir continuer (jusqu’à quand ?) à faire de M. Macron sa tête de Turc. ■
* Agrégé de Lettres Modernes.
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