PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
L’Opéra de Paris ne fait que mimer les manies nord-américaines.
Cette tribune est parue dans Le Figaro de ce samedi (30.12). Nous ne savons pas – et à vrai dire ne l’espérons pas – si « l’immigration qui s’est imposée en Europe depuis quelques décennies (…) appartient désormais à son destin ». En tout cas sans conditions, choix, exclusions, limitations, de notre part, si nous voulons survivre comme Français et européens. Cela dit, la réflexion de Mathieu Bock-Côté est impeccable comme toujours. Nuancée, intelligente et lucide, ce qui n’est pas donné à tout le monde.
Aurait-on en tête de reprocher à l’Afrique d’être africano-centrée ? C’est pourtant un tel reproche qu’on fait à l’Europe
La question raciale s’invite à l’Opéra de Pariset naturellement, M, le Magazine du Monde applaudit, dans un reportage plein d’admiration pour les salariés de l’institution engagés dans une démarche militante. Le récit est devinable: depuis l’affaire George Floyd, comme le veut désormais le discours rituel de la mouvance racialiste, qui souhaiterait en faire le moment zéro d’une conversion mondiale à l’orthodoxie diversitaire, les «personnes racisées» travaillant à l’Opéra de Paris auraient pris conscience des «micro-agressions» à répétition qu’elles y subiraient depuis longtemps. Autrement dit, la mort tragique et révoltante d’un homme noir au Minnesota, un État américain assez lointain, aurait réveillé de manière traumatique les souvenirs refoulés des «minorités» françaises. Le racialisme, encore une fois, pousse des hommes à s’identifier de manière fantasmatique à d’autres, sur un continent lointain, dans un pays étranger, sur la seule base de la couleur de peau. En septembre dernier, une partie des salariés de l’institution ont décidé de produire un manifeste intitulé « De la question raciale à l’opéra de Paris ». Au moins, nous savons à quoi nous attendre. Ce vocabulaire n’est pas neutre.
Alexander Neef, le nouveau directeur de l’Opéra, avance sous l’étendard de la « diversité ». Il entend « décoloniser » l’institution et les œuvres qu’elle met en scène. Il faudra changer la manière de les représenter, en leur faisant passer un test idéologique. Après le réalisme socialiste du siècle dernier, vient aujourd’hui le temps du réalisme diversitaire. C’est le retour de l’art officiel. Le délire idéologique peut même aller loin : rappelons-nous Carmen, par Leo Muscato, à Florence, qui avait réécrit la fin de l’opéra pour protester contre la violence faite aux femmes.
Certes, la direction de l’Opéra de Paris a démenti que des créations de Noureev ne seraient plus représentées, comme l’affirmait M, le Magazine du Monde. Mais l’essentiel se confirme pourtant: une purge de fait dans la mise en scène et le répertoire, il y aura, et elle s’opérera contre une conception accusée d’être exagérément européo-centrée de l’opéra. Aurait-on en tête de reprocher à l’Afrique d’être africano-centrée ? C’est pourtant un tel reproche qu’on fait à l’Europe en lui promettant la rédemption diversitaire si elle consent à sa désincarnation angélique et s’arrache à sa propre esthétique, à jamais corrompue par ses crimes passés, qu’ils soient réels ou imaginaires.
L’Opéra de Paris ne fait que mimer les manies nord-américaines. Le New York Times , en septembre, affirmait ainsi que l’opéra ne pouvait plus ignorer la question raciale. Les mêmes éléments de langage reviennent des deux côtés de l’Atlantique. Aucun secteur de la société n’est épargné aujourd’hui par la sociologie racialiste: c’est au faciès qu’on calcule le poids des groupes dans les organisations, toujours jugées «trop blanches». La musique classique, les arts vivants, la publicité, la télévision, le théâtre, les métiers de la construction, le camping, les musées, le cinéma: la « suprématie blanche » serait partout.
Le racialisme pousse à la névrose victimaire. Il ne s’occupe pas seulement d’adapter les critères de l’hospitalité aux différents visages de l’immigration qui s’est imposée en Europe depuis quelques décennies, et qui appartient désormais à son destin. Il ne cherche pas des ajustements pratiques pour faciliter la vie de tout le monde, ce qui relève du bon sens et ne révolte personne. Il se sent obligé de transformer chacune de ses observations en autant de procès d’une civilisation occidentale jugée ontologiquement toxique. À la manière d’un croyant tourmenté qui voit partout les traces du diable, il voit partout les traces du « racisme systémique », même dans les signes de la plus élémentaire politesse, par exemple lorsqu’on s’enquiert avec curiosité des origines d’un homme pour mieux le connaître. Il excite les petites susceptibilités, leur injecte le poison du ressentiment ethnique.
Les obsédés de la race veulent convaincre les Français issus de l’immigration qu’ils sont l’équivalent dans le vieux monde des descendants d’esclaves dans le nouveau. Mais c’est faux. Les hommes ne sont pas interchangeables du simple fait qu’ils partagent la même couleur de peau. Ceux qui se sont librement installés en Europe savaient où ils arrivaient. Accepter les codes d’une institution, en prendre le pli, tout en la faisant discrètement évoluer, pour qu’elle ne se fossilise pas, ne relève pas de la capitulation mentale devant une pseudo « suprématie blanche », mais d’une marque de respect envers une civilisation généreuse, qui tend la main à ceux qui la rejoignent et à leurs enfants, mais qui ne se croit pas obligée de s’accuser de toutes les lubies à la mode dans les campus américains pour se délivrer du malin. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
Publié dans JSF à 4h30
Sélection photographique © JSF