Par Pierre Debray.*
Cette étude reprise de Je Suis Français (1983) est une suite à paraître ici au fil des jours de la semaine sauf le week-end. Une fois opérés les correctifs contextuels qui découlent du changement d’époque, elle constitue selon nous une contribution magistrale à la réflexion historique, économique, sociale politique et stratégique de l’école d’Action Française.
Un hiatus de trois siècles
La première révolution industrielle est close au XVème siècle.
Certes, le développement technologique continue, mais uniquement en fonction des nécessités de la guerre. La dernière grande invention médiévale, les caractères d’imprimerie mobiles, apparaît vers 1445. Elle sera améliorée, mais le principe est acquis. Après, plus rien. ou presque. jusqu’au milieu du XVIIIème siècle. Ce n’est pas faute d’inventeurs. Ainsi Vaucanson.
Cependant la première découverte significative, dans le domaine du tissage, la navette volante de John Kay date de 1743 et dans celui de la métallurgie le procédé du puddlage d’Henri Cort, est breveté en 1784. Le marteau-pilon, connu du Moyen-Age et le haut-fourneau se développent sans doute, mais il faudra la machine à vapeur de Watt (1769) pour que s’impose une source nouvelle d’énergie qui remplace le moulin.
Que l’on ne m’oppose pas Léonard de Vinci. Il ne fait que continuer Villard de Honnecourt. prodigieux ingénieur. qui vivait vers 1250, qui nous a permis de connaître l’existence de la première machine automatique, la scie hydraulique, « une scie qui scie d’elle-même » écrit-il sous son dessin. Son album, conservé à la bibliothèque nationale, resté pratiquement inconnu des Français. encore que publié en fac-similé en 1858. prouve que Vinci perpétue une lignée, dont il est l’ultime représentant.
Une révolution technologique peut donc connaître trois siècles d’interruption. Les marxistes et les libéraux cachent soigneusement la vérité sur le Moyen-Age parce que ce fait dément leur conception d’un progrès, né du « siècle des Lumières », et destiné à se poursuivre indéfiniment. Or, ce hiatus gênant permet d’éclairer ce que Rostow nomme la « maturité » de la société industrielle, puisque le X Vine siècle fournit le précédent dont nous avons besoin. Bien sûr, la guerre de cent ans. la peste noire, les guerres de religion ont brisé l’élan démographique, qui porte l’Occident depuis le VIe siècle et qui ne reprendra qu’au XVIIIe.
Le pessimisme, dont le protestantisme n’est que l’une des manifestations, obscurcit la confiance du Moyen-Age dans la nature. La « renaissance » du XVIe siècle fut, en réalité, une régression, le retour à l’idéal antique. Tout cela joue, sans doute mais la Gênes que décrit Heers, est prospère. Elle donne tous les signes d’une apparente vitalité, et pourtant nous y découvrons la cause véritable du déclin.
Peu à peu, le capitalisme industriel et le capitalisme marchand se voient soumis au – capitalisme financier. L’entrepreneur. qu’il soit producteur ou marchand doit subir la loi du banquier qui décide souverainement, en fonction du profit à court terme. Les investissements dont la rentabilité n’est pas assurée dans l’immédiat, sont écartés. Refusant le risque, le capitalisme bancaire, du moment qu’il domine l’appareil de production, élimine l’innovation, Ce sera l’Etat, avec Richelieu puis Colbert, qui tentera de se substituer aux entrepreneurs défaillants mais avec des résultats nécessairement limités. A un moment de crise due aux épidémies, aux guerres et aux disputes théologiques, l’industrie s’est trouvée stérilisée, incapable de réagir et les inventeurs, faute de support économique se sont mis à rêver comme Vinci et non plus à perfectionner l’acquis.
La seconde révolution industrielle : grandeurs et décadences
Si nous examinons, de façon nécessairement succincte, le développement de la seconde révolution industrielle, celle de la machine à vapeur, le schéma est, pour l’essentiel le même.
1° – Une phase de démarrage liée aux progrès de l’agriculture, donc à une expansion démographique, ce qui entraîne un élargissement du marché, et une demande de produits textiles. La conquête des Indes procure aux Anglais un atout supplémentaire : un vaste réservoir de population qui produit du coton et achète des cotonnades de qualité médiocre. Ce qui stimule l’innovation et exige de nouvelles sources d’énergie (l’utilisation du charbon de terre, connu du Moyen-Age).
La phase de démarrage commence un peu plus tôt en Grande-Bretagne, un peu plus tard en France. dont le progrès technologique est ralenti du fait de ses ressources en main d’œuvre qualifiée et en énergies traditionnelles qui freinent l’accroissement de la productivité. Vers 1780, les deux pays sont néanmoins au coude à coude, devançant de beaucoup le reste de l’Europe. Ils ont bénéficié d’une longue période de paix, les guerres qu’ils conduisent, l’un contre l’autre, engageant uniquement des armées de métier et ne se déroulant pas sur leur territoire. La Révolution et l’Empire feront prendre à la France un retard qu’elle n’a rattrapé que vers 1950.
2° – La phase de développement est le fait soit d’artisans et parfois d’ouvriers économes et inventifs soit d’industries traditionnelles qui s’adaptent (la coutellerie de Thiers, la ganterie de Grenoble). Il faut très peu d’argent pour s’établir. Une entreprise exige une mise de fond de 25 livres par ouvrier pour le textile et de 30 livres pour la métallurgie dans l’Angleterre de 1780 et il suffit de dix ouvriers, soit un capital équivalent à un an de salaire d’un bon ouvrier. Bien entendu, la plupart de ces petites entreprises disparaissent. Celles qui survivent grandissent rapidement grâce à une gestion ascétique et à des profits de l’ordre de 20 % par an, parfois plus. Le capitalisme financier intervient peu. sinon par le jeu des hypothèques. L’auto-financement reste la règle. Schneider déclare en novembre 1867 : « l’indépendance et la liberté d’action sont les éléments sur lesquels se fondent parfois les meilleures affaires ». De 1862 à 1920. en 58 ans d’exploitation les forges de Châtillon Commentry ne procèdent qu’à une seule augmentation de capital et ne lancent qu’un seul emprunt obligataire.
3° – Le capitalisme financier ne s’intéresse pas à l’industrie. Il est remarquable qu’en 1872, quand un commis du « Crédit Lyonnais », Quisart, enquête à Grenoble pour monter une agence, il rencontre tous les notables à l’exception des industriels. En effet, l’industrie exige des immobilisations de capitaux, et la banque exige qu’ils circulent rapidement pour augmenter ses profits. Le capitalisme financier draine l’argent des épargnants au profit d’emprunts d’Etat (les emprunts russes et ottomans furent les plus rentables pour les banquiers, les plus funestes pour les épargnants).
Il ne s’engage qu’avec répugnance dans de grandes entreprises, comme la construction des chemins de fer et parfois – ce fut le cas pour les Rothschild — après avoir longtemps tergiversé. Il ne le fait qu’après s’être assuré que l’Etat prendrait les risques à sa charge et lui laisserait les profits.
4″ – A la fin du XIXe siècle. la seconde révolution industrielle est à bout de souffle. Une crise très longue et dure commence en 1873, l’économie souffre d’une maladie de langueur, venue des Etats-Unis. Ainsi que l’écrit un observateur lucide, P. Leroy-Beaulieu dans « La Revue des deux mondes » du 15 mars 1879. « les pays industrialisés sont entrés dans « une période plus difficile de richesse à peu près stationnaire, dans laquelle le mouvement progressif de la période précédente se ralentit au point de paraître complètement arrêté« . A un siècle de distance, que ce langage paraît actuel ! Un énorme krack bancaire, celui de la banque catholique et royaliste. « l’Union Générale » se produit en janvier 1882, ruinant la France traditionnelle – événement oublié mais finalement aussi grave que l’affaire Dreyfus, provoqué par certaines imprudences qu’exploitèrent les banques protestantes et juives. Le krack privera la droite des moyens financiers d’un combat politique efficace. En fait, tout l’appareil bancaire est menacé par la banqueroute ottomane de 1875 et seules survivent les banques qui restreignent impitoyablement le crédit.
L’esprit « fin de siècle », marqué par le pessimisme des « décadents » manifeste un sentiment général de désarroi. Pourtant, une manière de miracle va se produire : l’invention de l’électricité et du moteur à explosion. Une troisième révolution industrielle prend. après une courte transition, le relais de la seconde.
Jusqu’à 1929, une période de croissance s’ouvre et après la « grande dépression » ce sera la relance de 1950. près d’un quart de siècle d’euphorie. Allons-nous, après une nouvelle dépression vers une quatrième révolution industrielle ? Si l’on ne considère que le progrès technologique, la réponse est positive. Mais l’obstacle reste financier, comme au XVe siècle, comme dans les dernières décennies du XIXe. comme en 1929. Est-il possible de le surmonter ? A quel prix et comment ? (À suivre, demain vendredi) ■
* Je Suis Français, 1983
Lire aussi notre introduction à cette série…
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
À noter que le krach de l' »Union générale », la banque catholiuqe évoquée par Debray est admirablement disséqué par Émile Zola dans « L’argent » antépénultième volume de la série des vingt « Rougon-Macquart ». Le livre date de 1891.
C’est l’absurde Affaire Dreyfus qui installera Zola dans sa position totémique de gauche.