Par Michel Aubouin.
Ce long article technique et particulièrement intéressant est paru dans Causeur le 9 janvier. JSF le reprend aujourd’hui. Les qualités informatives évidentes de cette analyse et la réflexion sur laquelle elle ouvre, méritent toute notre attention. Bonne lecture !
Maîtriser le français pour devenir français: la France s’entête à ignorer ce principe de bon sens. En détruisant le projet « Français langue d’intégration », les idéologues du multiculturalisme ont privé la France du premier vecteur de l’intégration et de l’assimilation, et encouragé le développement de ghettos linguistiques.
Je conserve de mes années d’enseignement la conviction que l’usage de la langue française est le préalable à l’apprentissage de toutes les autres disciplines.
Puis, par une longue fréquentation des guichets de préfecture, j’ai compris que le français était aussi le préalable à l’intégration, parce que la langue n’est pas seulement un vecteur d’échanges, elle est aussi l’unique moyen d’aborder ce grand continent des références qui fait le savoir partagé : une certaine façon de raisonner, de voir le monde, de comprendre les constructions juridiques. Bref, la langue n’est pas un simple outil, mais une porte d’entrée vers l’intimité d’un peuple.
En 2009, ayant été nommé en Conseil des ministres directeur de l’intégration des étrangers en France, j’ai rejoint mon poste nanti de cette conviction de bon sens. Je n’imaginais pas qu’elle allait m’attirer autant de déconvenues ! Les instances européennes ont conçu une grille d’appréciation du niveau de langue divisée en six niveaux, notés A1, A2, B1, B2, C1, C2. Le niveau A1 est le plus faible (c’est celui d’un touriste qui vient de passer quelques semaines dans un pays étranger), le niveau C2 est le plus élevé ; il correspond au niveau de langue d’un locuteur ayant appris à la parler et à l’écrire pendant l’enfance (ce que l’on appelle la « langue maternelle »). Un étranger installé en France pour y rester, avec l’ambition de devenir français, ne peut ignorer la langue française. Un niveau C1 ou C2 paraît requis. Un étranger qui vient d’arriver ne peut demeurer longtemps sans avoir un niveau moyen (B). Un étudiant ou un travailleur qui demande à venir en France devrait parler le français avant de présenter son dossier.
La plupart des autres pays d’immigration procèdent de cette manière, et pour ceux qui ignorent la langue du pays, des dispositifs d’enseignement sont mis en place. La France, pourtant si fière de sa langue, ne fait pas ainsi. Elle considère que l’apprentissage de la langue est un processus naturel, qui s’effectue au contact des Français. Elle ignore qu’une partie des migrants venant d’un pays dit francophone ne parlent pas le français, que les campagnes d’arabisation conduites dans les pays du Maghreb ont fait reculer l’usage de la langue dite « de la colonisation », que nombre de migrants (de femmes en particulier) n’ont jamais été scolarisés, que beaucoup de ceux qui viennent de continents lointains utilisent des systèmes linguistiques totalement antinomiques avec l’apprentissage du français écrit.
À mon arrivée en 2009, l’enseignement du français aux migrants était dispensé par des structures associatives, avec des moyens limités. La bonne volonté des bénévoles ne compensait pas toujours les défaillances de leurs méthodes, les ateliers étaient surtout fréquentés par des femmes et l’Éducation nationale n’avait aucunement l’intention de s’en mêler.
Brice Hortefeux rencontre des membres de l’AEFTI, Bobigny, juillet 2007. C’est sous son ministère que furent institués les premiers cours de français langue d’intégration (FLI). © MEHDI FEDOUACH / AFP.
L’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), placé sous ma tutelle, dispensait quelques heures d’enseignement qui se traduisaient par un niveau tellement faible qu’il a fallu créer pour le définir un échelon A1.1, inférieur au premier échelon de la grille européenne. Les formateurs, faute de mieux, utilisaient la méthode du « français langue étrangère » (FLE), enseignée à l’université pour un public d’étudiants. Les élites politico-administratives, impressionnées par le niveau de langue des écrivains étrangers de langue française, n’avaient pas vu ce qui se déroulait dans le même temps dans les grandes surfaces où ils ne faisaient pas leurs courses et dans le RER qu’ils n’empruntaient pas. L’usage du français reculait partout, le processus d’intégration ne fonctionnait plus et les communautés se formaient autour d’unités linguistiques, avant même de se structurer autour de lieux de culte.
Dans la plupart des cas, les élèves étrangers des écoles publiques (majoritaires dans beaucoup d’établissements) n’entendaient pas parler le français chez eux, surtout lorsque le modèle culturel de la famille n’autorisait pas les femmes à occuper un emploi (Maghreb, Turquie, Pakistan, Afghanistan…). Certes, les pères de famille pouvaient être amenés à côtoyer le français dans leurs contacts professionnels (c’est rarement le cas dans le bâtiment), mais ils ne l’imposaient pas chez eux. Les commerçants du quartier étaient issus de la communauté et, parfois même, le médecin. On regardait, le soir, les chaînes des pays d’origine, en ignorant totalement l’actualité de celui où l’on faisait sa vie. Résultat : les collégiens, les lycéens pratiquaient en classe une langue étrangère. Les meilleurs s’en sortaient très bien, car les professeurs savent qu’ils sont souvent meilleurs en orthographe que les élèves dont le français est la langue maternelle, surtout quand son usage à la maison est par trop malmené. Mais tous les autres, la grande majorité, étaient à la peine.
Ainsi, le français restait inaccessible quand, dans le même temps, la langue maternelle, plus souvent un parler dialectal qu’une langue académique, s’appauvrissait. Le champ sémantique devenait trop étroit pour exprimer des idées complexes ou des sentiments. Or, tous les spécialistes de l’enfance savent que la violence se nourrit de la difficulté à s’exprimer et qu’elle s’exacerbe lorsque l’adolescent baigne dans l’incertitude. Quant à l’institution, elle s’en contentait, acceptant qu’un étranger devienne français, par la naturalisation, sans maîtriser la langue française.
Mes contacts dans le reste de l’Europe (la plupart de nos programmes étaient financés par un fonds européen) m’ont appris que nous étions les seuls à pratiquer ainsi. Les autres pays avaient mis en place des dispositifs d’enseignement efficaces, qui permettaient d’arriver en quelques semaines à un niveau B2 voire C1. Des langues aussi difficiles que le néerlandais ou le danois n’échappaient pas à la règle. J’ai assez vite compris que ma priorité devait être de rehausser le niveau de notre enseignement de français et, pendant quatre ans, je me suis appliqué à la mettre en œuvre. La première question était celle de la méthode : le FLE était de toute évidence inadapté à un public composé d’adultes peu scolarisés, ou qui l’avaient été dans un système linguistique très différent du groupe des langues latines auquel le français appartient (avec l’italien, l’espagnol ou le portugais).
Un cercle de linguistes, dont des universitaires, m’a prêté son concours et proposé une méthode fondée sur l’oralité. C’était l’occasion de faire d’une pierre deux coups : enseigner à la fois l’usage d’un français du quotidien et les valeurs qui permettent le « vivre-ensemble », règles de politesse comprises. Avec le concours de la très sérieuse délégation générale à la langue française, nous avons publié un référentiel. Plusieurs universités, dont celle de Nanterre, s’en sont emparées pour demander la création d’un diplôme. Le FLI (« français langue d’intégration ») devenait une nouvelle branche de l’enseignement, à la fois complémentaire et distincte du FLE « historique ». Les pétitions se sont répandues aussitôt, animées par les adversaires de l’intégration, que j’ai découverts à cette occasion : ceux qui pensent que les étrangers n’ont pas à s’adapter aux modes de vie du pays d’accueil et les pédagogues du FLE, ébranlés dans leur savoir.
Cours de français pour de jeunes migrants, Toulouse, 24 octobre 2017. © Alain Pitton/NurPhoto/AFP.
La deuxième question était celle des structures d’enseignement. Les établissements scolaires demeurant fermés aux adultes, les ateliers d’alphabétisation, installés dans des locaux inadaptés, parfois sordides, survivaient difficilement. Seuls les AEFTI (association pour l’enseignement et la formation des travailleurs immigrés), issus des milieux syndicaux, tiraient leur épingle du jeu, en animant en leur sein une équipe de linguistes chevronnés. Les financements publics, remis en cause chaque année, laissaient les formateurs professionnels dans une situation de grande précarité. Il aurait fallu être fier de notre langue et montrer l’importance que nous lui accordions. En organisant des cours dans des sous-sols de cités HLM, nous faisions l’inverse. Mais le plus difficile, pour qui voulait apprendre la langue française en France, était d’abord de trouver un lieu où cette langue s’enseignait. À Paris, où de nombreuses officines proposent des cours d’anglais à grand renfort de publicité dans le métro, le seul lieu digne de ce nom était l’Alliance française installée boulevard Raspail, dans le 6e arrondissement de Paris, à proximité du Lutetia et du Bon Marché… On fait mieux comme insertion dans le milieu des apprenants ! Il fallait donc aider les entreprises et les associations engagées dans la démarche à s’organiser et, surtout, à devenir économiquement viables. Nous avons créé à cet effet un label FLI, fondé sur un cahier des charges contraignant.
Comme directeur en charge de la naturalisation, mon principal levier était le niveau exigé pour accéder à la nationalité française qui, jusque-là, n’était pas normé, mais tout simplement apprécié lors d’un entretien conduit par un fonctionnaire de préfecture. L’édifice que j’ai contribué à édifier a été calé par un décret en Conseil d’État. La normalisation obligeait le postulant à détenir un diplôme ou un certificat prouvant un niveau B1 (ce devait être une première étape). Nous avons ainsi créé un marché de l’enseignement en rendant obligatoire l’accès à des niveaux plus élevés. Or, en France, notre modèle est fondé sur la gratuité et le bénévolat. Cela n’est pas justifié. La personne qui veut passer le permis paye ses cours. Il n’y a pas de raison qu’une personne engagée dans un processus d’apprentissage ne participe pas à son financement, d’autant que les collectivités locales contribuent à aider les plus modestes et que les employeurs développent des cours à l’usage de leurs employés. Avec le décret déjà mentionné, le diplôme FLI devenait un justificatif. Une centaine d’entreprises (privées ou associatives) se créèrent. Le mouvement engendra de nouveaux cris d’orfraie. Imposer un niveau de langue indisposait nos opposants, refusant par principe tout type de sélection.
En mai 2012, je n’étais pas inquiet du retour de la gauche. Je pensais ma construction suffisamment solide pour résister aux coups de boutoir de ses adversaires. C’était sans compter avec les tenants de la société inclusive, opposés à toute tentative d’intégration des étrangers. Leur vision de la société avait été développée dans un rapport de Terra Nova, écrit par quelques membres du Conseil d’État, si éloigné de mes propres convictions que j’avais été incapable de la comprendre. Ces gens-là étaient fermement opposés au modèle de l’assimilation. Ils prônaient la juxtaposition des langues, des cultures, des modes de vie et la dilution d’une identité nationale considérée comme dangereuse. Le Premier ministre nomma l’un d’eux, M. Tuot, à la tête d’une commission chargée de redéfinir les contours de notre politique. Un autre fut nommé à la tête du secrétariat général coiffant les deux directions de l’intégration et de l’immigration (alors dirigée par François Lucas, un proche de Jean-Pierre Chevènement). Logiquement, j’aurais dû quitter mon poste mais, sans doute protégé par Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, je suis resté une année de plus pour assister au lent démantèlement de tout ce que j’avais mis en place. J’ai fait de la résistance, en vain. Un soir, Didier Lallement, alors secrétaire général du ministère, me signifiait mon exil dans la préfecture la plus éloignée de la métropole, celle de Wallis-et-Futuna. L’année suivante, une grande partie des structures d’enseignement du français disparaissaient. Les AEFTI, pourtant bien implantées en Seine-Saint-Denis, étaient prises dans la tourmente. La directrice qui me remplaçait mettait fin aux processus de certification FLI des entreprises. Le ministère, englué dans la question des « réfugiés », réorientait tous ses crédits.
Cependant, le coup de grâce n’a été donné qu’en 2018, quand le Conseil d’État a validé la disparition du décret que je pensais pourtant inattaquable. Avec l’aide de Jean-Michel Blanquer, alors directeur général de l’enseignement scolaire, nous avions déployé un dispositif intitulé « École ouverte aux parents ». Les professeurs des collèges volontaires enseignaient le français aux parents, entre deux cours à leurs enfants. L’opération donnait de très bons résultats et produisait des effets bénéfiques pour les enfants des parents scolarisés. Mais l’Éducation nationale, qui adore les expérimentations en ignorant trop souvent la manière de les généraliser, n’a pas poursuivi. Dix ans plus tard, il ne reste de tout cela qu’un immense champ de ruines et la propagation des phénomènes de communautarisation.
Quand les idéologues s’en prennent aux mesures de bon sens, le résultat est à la hauteur de leur ignorance. Nous étions les plus mauvais élèves de l’Europe. Il ne nous restera bientôt que nos yeux pour pleurer. À moins que l’Université ne nous sauve. Car le FLI est encore enseigné à Nanterre, Nancy, Pau ou Cergy-Pontoise. Les étudiants peuvent y obtenir un master dans cette spécialité. La recherche se poursuit. Le gouvernement l’ignore. L’intégration ne fait plus partie de ses priorités. Les crédits ont été réduits à la portion congrue. On s’inquiète de phénomènes sociologiques en œuvre depuis des décennies sans jamais comprendre que le facteur linguistique en constitue pourtant l’élément essentiel. ■