Par Pierre Debray.*
Cette étude reprise de Je Suis Français (1983) est une suite à paraître ici au fil des jours de la semaine sauf le week-end. Une fois opérés les correctifs contextuels qui découlent du changement d’époque, elle constitue selon nous une contribution magistrale à la réflexion historique, économique, sociale politique et stratégique de l’école d’Action Française.
III – Les beaux jours de l’Etat providence
La véritable contradiction du capitalisme ne se trouve pas là où Marx la cherchait.
A son époque, elle demeurait d’ailleurs à l’état embryonnaire. L’industriel réunissait, en s’associant à des amis, des capitaux qui leur appartenaient et qui pouvaient être relativement faibles. L’innovation technologique se révélait d’autant plus rentable qu’elle n’exigeait que de faibles investissements. Un bon mécanicien, comme Louis Renault, qui avait des idées (mise au point de l’embrayage) gagnait beaucoup d’argent. S’il se montrait bon gestionnaire, il s’auto-finançait sans difficulté. Les banques n’intervenaient guère, sinon par le biais de l’escompte.
Cette situation allait se modifier. La production de masse suppose l’immobilisation de capitaux considérables que l’autofinancement ne suffit plus à réunir. Entre le moment où le constructeur décide de lancer un nouveau modèle de voiture et le moment où celui-ci sort des chaînes, il s’écoule plusieurs années. De même l’innovation technologique devient l’affaire de bureaux d’études, qui mobilisent des équipes de chercheurs. Les entrepreneurs doivent faire appel aux banques, leurs fonds propres ne suffisant plus. Mais l’appareil financier recherche le profit à court terme. L’argent immobilisé ne « travaille pas » ou du moins trop lentement pour rapporter. Le banquier emprunte les sommes qu’il prête. Il faut que le capital dont il dispose soit toujours disponible. Ainsi l’entrepreneur a besoin de crédits à long terme et le banquier ne peut consentir que des crédits à court terme, sinon le taux d’intérêt deviendrait si élevé qu’il découragerait l’entrepreneur. Comment en sortir ? Par des artifices comptables qui transforment le court terme en long terme.
Cette contradiction en a engendré une autre. L’investissement ne saurait être supérieur à l’épargne, c’est-à-dire à la part du revenu national soustrait à la consommation, d’une manière ou d’une autre. Cette vérité de bon sens convient à une économie de type classique où l’entrepreneur utilise ses propres capitaux ou ceux qu’il se procure en multipliant le nombre de ses associés grâce à des souscriptions d’actions. Vaut-elle encore, quand il lui faut investir à très long terme ? Il est conduit dans ses choix à anticiper. Le modèle que prépare le constructeur risque d’être périmé avant d’être mis en vente, de ne pas correspondre à l’évolution des goûts et des besoins de la clientèle.
Et surtout, il est obligé de vendre à crédit. L’acheteur d’une voiture a rarement les moyens de payer comptant. Lui aussi anticipe. Il dépense l’argent qu’il n’a pas encore mais dont il compte disposer, pour autant que ses revenus continuent d’augmenter. Les organismes financiers, en principe utilisent l’épargne reçue en dépôt d’une manière ou d’une autre (dépôts à vue, emprunts obligatoires, gestion de portefeuilles etc.…) pour financer ces diverses anticipations. Tout semble donc rentré dans l’ordre, mais à condition que les banquiers ne commettent aucune erreur, qu’ils ne se montrent ni trop timorés, car ils casseraient l’expansion, ni trop laxistes car ils cesseraient de la contrôler. En théorie, ces excès inverses devraient se compenser. Ce qui se révélerait exact si chaque opérateur prenait ses décisions par un calcul rationnel. Les risques d’erreur s’annuleraient à peu près. Les choses ne se passent pas ainsi en pratique. Il existe un effet d’entraînement. A certains moments, les banquiers, emportés par l’euphorie, prêtent avec trop de facilité, à d’autres, ils s’effraient et resserrent le crédit, étranglant les entreprises.
Que s’est-il passé en 1929 ? La prospérité a conduit les industriels, les particuliers et les banquiers à anticiper sur un progrès supposé indéfini tant de la consommation que de la production. Les industries ont succobé au vertige du gigantisme, les particuliers ont multiplié les achats à crédit — y compris les achats d’actions — et les banquiers ont trop utilisé les artifices comptables qui permettent de transformer le court terme en long terme, si bien que les Etats-Unis investissaient plus qu’ils n’épargnaient. Tout fonctionnait convenablement parce que la bourse de New York drainait les capitaux du monde entier. Il a suffi que le flux d’épargne diminue, même légèrement pour provoquer la catastrophe.
Il fallait donc réajuster l’épargne et l’investissement. Les économistes libéraux ont immédiatement présenté une solution d’apparence raisonnable. Il suffisait de diminuer les salaires et même, de l’opinion de Rueff, de supprimer purement et. simplement les allocations de chômage, en un mot de pratiquer une politique de déflation. C’était oublier que désormais la consommation de masse fournissait le moteur de la production de masse. Quand on fabriquait quelques milliers de voitures par an, la misère du peuple n’empêchait pas les stocks de s’écouler peu à peu et puisqu’il fallait bien les reconstituer, les commandes relançaient la production. Il n’en va plus de même, quand le stock se chiffre par millions de voitures. L’économie avait changé d’échelle et les libéraux, enfermés dans leurs abstractions ne s’en étaient pas aperçus. La solution fut trouvée non par un théoricien mais par un homme de terrain, le docteur Schaht. [Photo]
Dès qu’ Hitler eut pris le pouvoir, il lança une politique de grands travaux mais les caisses de l’Etat étaient vides. Comment financer l’arbeitschaffung Schacht eut l’idée géniale de créer un système de traites gagées sur le travail. Une municipalité décide de construire une cité ouvrière. Elle n’a pas le premier sou.
Un établissement ad hoc (Bank der deutschen arbeit) lui donne un bon qui, placé sur un compte bancaire, permettra de payer, par un jeu d’écritures, les entrepreneurs. Tout est réglé par chèques, à l’exception des salaires. La municipalité remboursera, grâce aux impôts sur les revenus ainsi créés et les locations d’appartements. Procédure habile, qui fonctionne à condition de s’enfermer dans l’autarcie. L’Allemagne ne maintient les échanges internationaux que par le troc ou, pour les pays demeurés fidèles à l’étalon or, grâce à un office d’Etat, qui récupère toutes les devises étrangères détenues par les Allemands. Des produits de remplacement, un rationnement très rigoureux (le « plat unique ») complètent le dispositif.
L’Allemagne devait nécessairement s’engager dans la lutte pour l’espace
vital si elle voulait alléger les sacrifices exigés des citoyens puisque son agriculture, en particulier, ne suffisait pas à la nourrir. Le système menait donc automatiquement à la guerre. Sur le moment, il se révéla efficace. Au début de 1933, il y avait près de 6 millions de chômeurs, 4 à la fin de l’année, 2 en 1935, aucun en 1938. Hitler avait gagné, d’autant que les tensions inflationnistes avaient été contenues, en dépit de l’augmentation des salaires. On a trop oublié que le national-socialisme était un socialisme, finalement beaucoup plus efficace que le soviétique.
Presque dans le même moment, Roosevelt gagnait les élections américaines. Il lançait le new deal. Les ressemblances avec la politique de Schacht ne sont pas fortuites : interdiction de thésaurisation et des exportations d’or, billets émis sans contrepartie or, dévaluation, soutien de l’agriculture, grands travaux (la Tennessee Valley) garantie de ressources pour les salariés. La relance fut néanmoins compromise parce que les milieux d’affaires obtinrent en 1937 la diminution de déficit budgétaire. Roosevelt, au contraire d’Hitler, n’avait pas les moyens de résister à la haute finance, qui sait bien qu’elle mobilise aisément l’opinion contre le déficit budgétaire, quelle qu’en soit la nature. S’il est financé par l’épargne (ce fut le cas en Allemagne ou aux Etats-Unis), il n’est pas de même nature que si des prêts de l’étranger bouchent des trous. (À suivre, demain mercredi) ■
* Je Suis Français, 1983
Lire aussi notre introduction à cette série…
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