Par Rémi Hugues.
C’est, comme on le verra, un article de L’obs qui a suscité cette réflexion de Rémi Hugues sur Rimbaud et plus spécialement sur Voyelles, sonnet connu d’à peu près tous. Il se trouve que le choix de L’Obs a aussi donné lieu à un intéressant article paru dans Causeur et qui mérite d’être lu. [Lien ci-dessous].
Publié le 11 août 2020 – Actualisé le 17 janvier 2021
Cette semaine, l’hebdomadaire LʼObs consacre sa une à ce garçon devenu poète alors quʼil était à peine pubère, devenu symbole du génie précoce, et surtout érigé en véritable icône de la pop culture, entre Maryline Monroe dʼAndy Warhol et « el Che », Ernesto Guevara.
À lʼheure de la modernité-mort de Dieu leurs portraits se substituent aux icônes que lʼorthodoxie élève quasiment au rang de reliques.
Cet illustre garçon, cʼest Arthur Rimbaud. LʼObs dans son n° 2910 titre : « La Passion Rimbaud », et justifie ainsi son choix éditorial :
« Au Brésil, à Gaza, à la radio, en librairie, sur Instagram… Le monde entier connaît son visage, symbole éternel de révolte, de jeunesse et de subversion. Parce quʼil a disparu prématurément, le génie de Charleville-Mézières reste un mystère, récupéré par la droite comme par la gauche. Voyage, près de cent trente ans après sa mort, chez les fous du poète des ʽʽIlluminationsʼʼ. Et reportage dans les Ardennes sur les traces de lʼenfant prodige par notre journaliste David Le Bailly. »
Et LʼObs de ne pas manquer de politiser Rimbaud, de le tirer vers la gauche. Tout en soulignant, à travers la plume de lʼécrivain Frédéric Martel, quʼil fait lʼunanimité :
« Son héritage a toujours été disputé : les surréalistes contestaient la lecture catholique quʼen faisait Claudel. Aragon voulait faire de Rimbaud un poète marxiste-léniniste. À droite, Maurras, Drieu la Rochelle, Lucien Rebatet lʼont récupéré aussi. »
Une poésie en vers de Rimbaud a fait couler de lʼencre par hectolitres entiers : le sonnet des Voyelles.
Ce poème, qui est « synesthésique » dans la mesure où il consiste en une mise en couleur des voyelles – objets qui renvoient dʼabord à lʼouïe et non à la vue – fut une pierre de rosette que les passionnés de littérature essayèrent de déchiffrer.
Le professeur en Sorbonne René Étiemble compila les différentes explications du poème dans un essai qui est un énorme pavé. Or, pourtant bardé de ses nombreuses distinctions académiques, il nʼosa pas proposer la sienne propre. Car il nʼen y avait pas dans sa besace dʼuniversitaire émérite !
Difficile de donner du sens à « Voyelles », composé par un Rimbaud âgé de 17 ans, à peu près au moment de la Commune de Paris, que voici :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes[1] :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent bombinent[2] autour des puanteurs cruelles[3],
Golfes d’ombre ; E, candeurs[4] de vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles[5] ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes[6] ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides[7],
Paix des pâtis[8] semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
– O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! –
Ce quʼil faut voir tout dʼabord dans cette pièce poétique est une mise en blason des voyelles. Un blason est une forme classique du genre qui consiste à magnifier, à glorifier, à sacraliser, le corps de la Femme. « Voyelles » est donc un poème érotique. À partir des formes de chaque voyelle, Rimbaud crée une correspondance avec une partie du corps féminin.
Si on renverse le A celui-ci devient prend la forme dʼune croupe. Donc A = le sexe. Le E, que Rimbaud écrit comme lʼepsilon de lʼalphabet grec (ε), est transposé en une paire de seins sʼil est mis à lʼhorizontale, de la même manière que le I, qui se transforme alors symboliquement en lèvres. Le U inversé équivaut à la chevelure. Le 0 est doublé : il sʼagit des yeux. Quant au Y, qui occupe une place particulière à la fois dans la classe des voyelles et dans le sonnet, tout porte à croire quʼil représente le corps de la Femme dans son ensemble.
Et il nʼest pas inutile de préciser que cʼest un corps en mouvement, en extase, en orgasme. Il faut comprendre « Voyelles » comme Vois-Elles, vois-les femmes. Mais une telle herméneutique reste incomplète.
La clé de compréhension originale proposée ici est la suivante : ce sonnet est une mise en valeur des voyelles. Il nʼest pas seulement érotique. Il est aussi ésotérique : il faut voir également dans « Voyelles » Vois-El, « El » étant le diminutif dʼ « Elohim », vocable hébraïque qui désigne Dieu dans lʼAncien Testament.
Lʼhébreu est au centre de la scène imaginée. Dès son adolescence, Rimbaud se prend de passion pour les langues. En plus dʼêtre latiniste et helléniste il prend goût à lʼapprentissage de multiples idiomes : anglais, hollandais, allemand, arabe espagnol, italien et grec moderne.
En plus dʼêtre un blason, le sonnet des Voyelles est une prosopopée, dans la continuité de « Lʼâme du vin » de son maître Charles Baudelaire.
Une prosopopée, cʼest un discours que prononce une figure allégorique. En lʼoccurrence, dans ce cas, cʼest la langue française qui expose à son élève la langue hébraïque la nature des voyelles, car dans cette dernière celles-ci nʼexistent pas. Sans doute est-ce pour les lui rendre séduisantes quʼelle choisit dʼinclure de façon subliminale une forte dose dʼérotisme.
Rappelons que le Rimbaud auteur de cette œuvre est un impétrant au baccalauréat. La salle de classe était un lieu qui occupait une grande place au sein de son univers mental, outre la vision fantasmatique quʼil avait des femmes, eu égard à son innocence virginale.
Voici donc une tentative dʼinterprétation pleine et entière de cette poésie mystérieuse, mystique et mystificatrice, fruit de lʼimagination fertile du malicieux Rimbaud.
Avant lui lʼécrivain nationaliste Maurice Barrès vanta les talents de ce jeune prodige qui choisit de se faire lʼépigone de Charles Baudelaire, ce « réacʼ » que les bobos de LʼObs aiment dépeindre en augure libertaire.
Barrès, dans lʼarticle des Taches dʼencre « La sensation en littérature. La folie de Charles Baudelaire », loue à cet égard lʼorientation prise par ce dernier de mettre lʼaccent sur la spiritualité : « Et Baudelaire est notre maître pour avoir réagi contre le matérialisme de Gautier. […] Dans le balancement perpétuel quʼon nomme le progrès, les Fleurs du mal et tout ce groupe déterminent, parmi quelques jeunes esprits distingués, un des mille retours du moral sur le physique. »[9]
Lʼécole baudelairienne, ou symbolisme, a pour manifeste le poème Correspondances, dans lequel se trouve justement le terme « symbole ». Rimbaud lʼa probablement lu et y a répondu par ledit sonnet.
Mais avait-il également réalisé que le manifeste Correspondances était une réflexion sur le rapport entre la littérature et lʼimmortalité, si lʼon part du principe que les écrits sont des lettres, des correspondances entre les défunts et les vivants, des messages colportés depuis lʼau-delà à destination des générations futures ?
Une telle vision des choses se trouve au cœur de la réflexion que Roger Gilbert-Lecomte a consacrée à Arthur Rimbaud dans un texte intitulé « Le mort, le mot et le mort-mot » :
« Les morts dont on ne parle pas sont comme des mots quʼon nʼemploierait plus. Les autres morts font partie du langage. […] Les véritables morts sont des disparus (nulle trace) ; les autres, ceux dont nous prononçons encore les noms, sont des mort-mots – des hybrides produits par le croisement de notre mémoire et de notre imagination. […] Quiconque choisit dʼécrire court le risque dʼêtre un mort-mot, au sein duquel ne survit nul infracassable noyau dʼimmortalité, mais le seul renversement de la présence dans lʼabsence – la seule lutte de ce qui doit finir et de ce qui transgresse sans fin. »[10] ■
* À noter que le Pr. Faurisson, qui se rendit célèbre pour d’autres motifs, a aussi écrit un déchiffrage du poème en question qui mérite d’être lu.
[1] « latent » : en latin, « être caché » : qui ne se manifeste pas mais qui est susceptible de le faire à tout moment ; secret. Ex. : un conflit latent : qui couve, qui est sur le point d’éclater.
[2] « bombinent » : néologisme créé sur le mot latin « bombus » qui signifie « bourdonnement des abeilles » : bourdonnement.
[3] « cruel » : en latin, « crudelis » a pour sens « cru » ou « qui aime le sang ».
[4] « candeur » : du latin « candor », la blancheur : qualité d’une personne pure et innocente.
[5] « ombelle » : variété de petites fleurs groupées formant une coupole.
[6] « pénitent » : personne exclue des fidèles à cause de ses péchés ; personne qui se repent.
[7] « viride » : du latin « uiridis » qui signifie « vert ». Néologisme rimbaldien.
[8] « pâtis » : néologisme pour « prés ».
[9] LʼŒuvre de Maurice Barrès, t. I, Paris, Club de lʼHonnête Homme, 1965, p. 447.
[10] Roger Gilbert-Lecomte, Arthur Rimbaud, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 11-19.
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© JSF – Peut être repris à condition de citer l